Théodore
Monod n'est pas qu'un scientifique chevronné aux expériences extrêmes,
sa quête de cailloux se double d'une réflexion profonde sur le sens de
la vie et la marche du monde. Dans les Méharées, le scientifique
se fait pédagogue pour expliquer le désert avec humour. Puis il nous confie
les leçons apprises au cours de ses périples : " l'indispensable, le vrai,
ne pèse pas lourd, à peine trente kilogrammes par mois ". À comparer avec
nos besoins… Théodore Monod nous parle de tout cela, de science, mais
surtout de vie et de quête d'absolu.
À
la lumière du désert
La
vie et l'œuvre de Théodore Monod ne peuvent être dissociées de l'image
du désert. La mémoire collective conserve l'image du vieillard marcheur
du désert, de l'aventurier solitaire. Pourtant, sa relation au désert
dépasse singulièrement la simple performance. Pour lui, le désert est
une philosophie, un cadre de pensée. " Le désert en tant que tel est très
émouvant. On ne peut pas rester insensible à la beauté du désert. Le désert
est propre et ne ment pas (…). Le désert appartient à ces paysages capables
de faire naître en vous certaines interrogations. " Les mots de Théodore
Monod à propos du désert sont innombrables, car il est l'espace même qui
lui inspire sa pensée. Le voyage au désert est synonyme d'austérité, de
simplicité et de dépouillement, à l'extérieur comme de l'intérieur.
Le jeune Théodore Monod éprouvait une vraie fierté à être " le premier
Européen (et encore plus le premier géologue !) à avoir traversé la chaîne
de l'Ahnet de part en part ". Il voulait devenir un " vrai méhariste ",
s'approprier ce milieu hostile entre tous à l'égal des hommes qui y étaient
nés. Mais le goût du défi l'a peu à peu laissé indifférent. Son vrai moteur
était l'aventure, la découverte et le dépassement de soi. Il était le
dernier des naturalistes du XVIIIe siècle par sa conception des sciences
naturelles comme " l'exploration systématique de notre planète et l'inventaire
de ses richesses ". Simple folie d'un scientifique hors norme ? Pas seulement,
car sa curiosité dépassait largement les frontières des sciences naturelles.
Il aimait l'esprit du voyage conçu dans l'effort. Le marcheur du désert
savait savourer le bonheur des haltes, la cérémonie du thé, les nuits
salvatrices avant une nouvelle journée de souffrances, la mélancolie de
la fin du voyage qui pousse à de nouveaux départs. Sa pratique du voyage
appartient à un temps révolu, celui des grands aventuriers marcheurs.
L'univers de Théodore Monod est en voie d'extinction. Le monde des nomades
a peu à peu été rattrapé et étouffé par le monde sédentaire qui ne peut
supporter son esprit de liberté, son mépris de frontières si chèrement
acquises. " Au fond, j'aurai été l'un des derniers voyageurs sahariens
de la période chamelière. Une secrète mélancolie s'attache aux choses
qui meurent quand on les a beaucoup aimées. Bien sûr, il faut savoir refermer
la parenthèse, accepter de se voir relayé, savoir, sur la pointe des pieds,
discrètement, disparaître dans la coulisse. "
À l'égal du désert, Théodore Monod aura su rester humble. Il minimisait
ses exploits avec dérision : " On s'expose à quelques désagréments en
allant au désert, mais parler de danger est exagéré. (…) C'est avant tout
un effort physique et psychologique. Il faut tâcher de ne pas se démoraliser
en route ". Il a pourtant réussi la performance d'un périple de 900 km
sans point d'eau. Mais plutôt que de conter ses prouesses, il préfère,
dans L'Or des Garamantes, nous faire partager les difficultés de
la lecture à dos de chameau. Le marcheur du désert ne manquait ni d'humour,
ni d'idées pour faire avancer l'humanité.
Une
vie pour un monde meilleur
Théodore
Monod n'a pas seulement fait de sa vie un exemple, il a aussi milité pour
les causes qu'il croyait justes. Elles sont multiples : dialogue entre
les cultures et les religions, défense des droits des animaux, lutte contre
la guerre d'Algérie et l'arme atomique, ou plus récemment, pour le droit
au logement ou les sans-papiers.
On ne peut comprendre la pensée de Théodore Monod sans parler de sa foi
profonde. Fils et petit-fils de pasteur, la science l'a rattrapé sur le
chemin du pastorat. Mais il n'en a pas délaissé pour autant ses hautes
exigences spirituelles. Il récitait quotidiennement les Béatitudes,
le sermon de la tendresse évangélique, et jeûnait chaque vendredi, " un
jeûne total, sans nourriture solide ou liquide ", jeûne spirituel et militant,
pour la justice et pour la paix. Vaste programme qu'il s'est acharné à
mettre en pratique.
Durant ses années africaines, il s'est initié à l'Islam au contact des
nomades et a noué de riches amitiés avec de grands penseurs musulmans,
tels que Amadou Hampathé Bâ, également membre du conseil exécutif des
Nations Unies pour l'Afrique dans les années soixante, et auteur de cette
formule souvent rapportée : " En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est
une bibliothèque qui brûle ". Théodore a partagé avec lui la certitude
que " la connaissance de l'autre implique d'adopter le point de vue de
l'autre. (…) Ce qu'il faudrait, c'est toujours concéder à son prochain
une parcelle de vérité ". Théodore Monod a sûrement mis en pratique cette
théorie au contact des nomades.
Dans le domaine religieux, il considère que la vraie foi dépasse le clivage
des confessions : " Une rencontre des vérités essentielles des diverses
croyances qui se partagent la Terre pourrait se révéler d'un usage religieux
vaste et universel. Peut-être serait-elle plus conforme à l'unité de Dieu,
à l'unité de l'esprit humain, à celle de la création tout entière ". En
définitive, le salut de l'humanité passerait par l'écoute et la compréhension
réciproque.
Les espoirs que Théodore Monod plaçait dans l'humanité se sont tour à
tour brisés au fil du siècle qu'il a traversé. Il a connu l'antisémitisme
jusqu'à l'horreur dont il a souffert (sa femme était juive), et contre
lequel il s'est battu, puis il s'est engagé contre toutes les formes de
mépris de la vie. Il a dénoncé la guerre d'Algérie et a ouvertement critiqué
les méthodes de l'armée dans les camps de prisonniers. Signataire du manifeste
des 121, il y a perdu son poste à l'IFAN, mais il a lutté avec fierté
contre la colonisation et l'oppression de l'homme par l'homme. " Les lions
n'apprennent pas aux lionceaux à tuer leurs frères, l'homme apprend à
son enfant à tuer des enfants d'homme. On est passé de l'âge des cavernes
à l'âge des casernes. Et préparer un crime est déjà un crime. " Il s'est
également illustré dans la lutte contre la bombe atomique : " L'arme nucléaire,
c'est la fin acceptée de l'humanité (…). La bombe atomique est la seule
arme qui attaque une population dans son devenir biologique et physiologique
". Il érigeait en principe le respect de la vie, jusqu'aux plantes et
aux animaux. À ce titre, il militait contre la chasse, la corrida et les
expériences sur les animaux.
Théodore Monod défendait le droit à l'insoumission et à la révolte, mais
prônait la non-violence comme méthode d'action. Il admirait Gandhi et
tentait d'en imiter le combat. Il essayait d'attirer l'attention par des
actes symboliques, comme le jeûne, emblématique de sa révolte contre notre
société de consommation.
Théodore Monod était un homme de foi et de conviction : son combat, le
respect de la vie sous toutes ses formes, son arme, la tolérance et le
dialogue. Il est étonnant de voir à quel point ses luttes nous semblent
aujourd'hui si légitimes.
Théodore
Monod était destiné au pastorat, alors il se choisit un diocèse : le désert.
À dix-huit ans, il écrivait : " La vie n'est pas la joie. C'est la tension
de l'effort continu ; c'est le labeur physique et le surmenage intellectuel
; c'est l'austère accomplissement du devoir ". Une pensée de jeunesse
qui porte pourtant en germe le goût de l'effort et de l'accomplissement
dans la douleur. Au désert, il aura pourtant trouvé bonheur et source
de réflexion sur son siècle. À la disparition du monde nomade qu'il avait
fait sien, il répond par la fatalité, mais il aura passé sa vie à nous
compter les merveilles de la planète pour nous apprendre à la respecter.
Sa conception du voyage est une leçon de vie : la connaissance de l'autre
suppose un véritable effort de tolérance et d'ouverture d'esprit. À l'heure
du Paris-Dakar et du tourisme de masse en hôtel trois étoiles, il est
utile de se souvenir du marcheur du désert.
Photographies:
© Edmond Diemer
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