La longue route
Naissance d'un écrivain
À trente-quatre ans, sans métier ni diplômes, Moitessier
repart à zéro. Dans sa chambre de bonne parisienne, il médite sur
ses mésaventures successives. Pour survivre, il accepte un job de
visiteur médical. Un journaliste lui conseille d'écrire un livre
dans lequel il raconterait ses joies et ses infortunes de navigateur
solitaire. Ce sera Vagabond des mers du Sud, écrit dans les
chambres d'hôtel et les cafés de province. Le livre publié en 1960
chez Flammarion dans la collection " L'aventure vécue " aura des
milliers de lecteurs. Deux d'entre eux proposent gracieusement leurs
services au navigateur pour construire un nouveau bateau. Baptisé
Joshua en hommage au célèbre marin Joshua Slocum, le voilier de
12 m fait ses armes dans une école de croisière en Méditerranée.
Puis Moitessier avec sa compagne Françoise met le cap sur Tahiti
via l'Atlantique et le Pacifique. Le voyage du retour est
un exploit sans précédent dans le monde maritime : 126 jours de
mer, sans escale, par la route difficile et dangereuse du légendaire
cap Horn. L'éditeur Jacques Arthaud publiera le récit de cette aventure
hors du commun sous le titre : Cap Horn à la voile. Un écrivain
est né.
La course folle
Alors qu'il rejoint son bateau en rade à Toulon,
Moitessier est abordé par un journaliste du Sunday Times
qui lui propose de participer à la première course en solitaire
et sans escale. Le journal londonien, sponsor de l'épreuve, lui
a donné le nom de Golden Globe. Le règlement est simple : chaque
navigateur engagé dans la course devra faire un tour du monde en
solitaire par les trois caps sans toucher terre, sans aide extérieure
ni ravitaillement. Le premier à franchir la ligne d'arrivée encaissera
la coquette somme de cinq mille livres sterling et le trophée du
Golden Globe. Après avoir envoyé balader le journaliste, Moitessier
accepte de participer à la course sans cacher son mépris pour ce
genre de compétition. Il n'a rien à prouver, ce sera sa course.
Cet été 1968, neuf navigateurs s'élancent autour du monde sur des
petits voiliers équipés d'un simple sextant pour se positionner
et d'un poste radio pour communiquer que certains comme Moitessier
refuseront d'embarquer. Jamais un tel défi n'avait été relevé. Une
course folle qui restera la plus grande aventure maritime de tous
les temps.
Seul entre mers et ciels
Le 22 août 1968, Moitessier quitte Plymouth en Angleterre
à bord du Joshua. Il est âgé de quarante-quatre ans et file à sept
nœuds dans un brouillard absolu vers le plus long voyage en solitaire
de sa vie. Tel un éclair, il traverse l'océan Atlantique laissant
loin derrière lui les autres concurrents comme Chat Blyth qui apprendra
à naviguer dans les Quarantièmes Rugissants ! Le 24 octobre, Joshua
franchit le cap de Bonne-Espérance pour continuer sa route sur l'océan
Indien en direction de l'Australie. Six mois ont passé quand le
ketch d'acier passe le cap Horn. " Joshua fonce vers le Horn
sous l'éclat des étoiles et la tendresse un peu lointaine de la
lune… Je ne sais plus très bien où j'en suis, si ce n'est que nous
courons depuis longtemps au-delà des frontières du trop. " En
France et en Angleterre, le navigateur solitaire est d'ores est
déjà considéré comme le vainqueur de la course. On s'apprête à lui
envoyer une armada de bateaux pour l'accompagner jusqu'à Plymouth.
Le 18 mars, alors qu'il atteint les côtes de l'Afrique du Sud, qu'il
vient de boucler le tour du globe, Moitessier annonce officiellement
(avec un lance-pierres) sa décision d'abandonner la course pour
" sauver son âme " et poursuivre sa " longue route
". Rentrer déjà, écrira-t-il dans ses mémoires, reviendrait
à n'être jamais vraiment parti. Il laisse derrière lui les honneurs
et l'argent pour mettre le cap vers le soleil, vers les îles du
Pacifique. Enfin Tahiti, où il accostera après dix mois de navigation
sans toucher terre et l'exploit d'avoir réalisé un tour du monde
et demi. L'épilogue de la course sera tragique. Un seul des concurrents
franchira la ligne d'arrivée. L'un d'entre eux, Crowhurst, se suicidera
après avoir fait croire qu'il était en tête de la course alors qu'il
errait le long des côtes… La folie et la mort avaient dominé le
Golden Globe. Moitessier s'en était détourné pour réaliser son rêve
de liberté.
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