Saïgon est un théâtre urbain, une scène ardente et bigarrée où s’activent moult petits métiers. Certains disparaissent comme les cyclo-pousses, d’autres naissent , répondant rapidement aux nouvelles opportunités . Ici, la rue , n’est pas seulement l’endroit où l’on passe: elle est un monde d’échanges où l’offre court à la recherche de la demande. Sa physionomie se transforme en permanence, les étals débordent sur les trottoirs et brouillent les frontières, impossible de déterminer les limites entre les espaces privés et public. Une machine posée sur une table bancale, quelques bobines et c’est l’atelier de couture de dépannage pour surcommandes des grosses marques, en fin de journée on amène le travail chez la boutique du coin qui fournit l’usine officielle. Une chaise , une paire de ciseaux, un miroir accroché au mur, vous voilà dans un salon de coiffure. Dans le miroir la rue qui se reflète en décor je vois passer une vendeuse de fruits et sa palanche, silhouette emblématique du vietnam.
Je vis parmi eux chaque jour et mon regard hésite toujours entre la sympathie pour ces évocations exotiques du passé , d’un savoir-faire, la stabilité des traditions et le sentiment d’inquiétude devant les marges sombres de la pauvreté organisées en système, comme un exutoire de la misère, « le système D » comme une institution. Dans une ruelle étroite et sans trottoir Mr Nguyen, quelques billets à la main attend patiemment le client. Il n’a pas de stand ni de chaise , le passage est un petit passage de 100 m de long utilisé comme raccourci pour relier deux gros boulevards. Le flot alternatif et permanent du trafic ne laisse prise à aucune saillie mais un îlot étroit resiste au tumulte, c’est une marche de 40 cm sur 1m de long qui est la sortie de secours d’un restaurant qui lui donne sur le boulevard. Cela permet à Mr Nguyen de déposer ses seuls trésors dont Hanh sa fille de cinq ans avec ses affaires de classe, quelques sacs, un grand parapluie.
Cela fait 5 ans qu’il est venue ici vendre des billets de loterie. Il a quitté son petit village du delta du Mékong après le décès de sa femme. Il est trop âgé pour continuer à travailler dans les rizières et il devait trouver un moyen pour manger, pour lui et surtout sa petite dernière de 5 ans. Peu de choix s’offraient à lui à la campagne, il a donc décidé de tout quitter pour venir gagner un peu d’argent à Saïgon. Sans domicile ils sont présents sur cet îlot de moins d’un demi-mètre carré, concédé par une restauratrice conciliante. Les hauts murs des immeubles font ce répercuter les bruits dans cette caisse de résonance géante et c’est au ras des pots d’echappement des scooters qui pétaradent jour et nuit que Hanh dort et fait ces devoirs, consciencieusement, sous l’oeil attentif de son père.
Les billets , environ 50 par jour, il les achète tous les matins avec la recette de la veille. Un billet de loterie se vend 10 000 VDN (50 cents). Il en reverse 9 000 à l’État, ce qui lui laisse 2 euros par jour. Les clients entrainé dans le flot ininterrompu de la circulation ne sont pas nombreux a s’arrêter, pour la plupart se sont des Vietnamiens. Il arrive cependant que des étrangers s’arrêtent et lui achètent quelques billets. Il me dit avec un sourire que les étrangers ne viennent jamais vérifier s’ils ont gagné!
Tous les jours, à 16h30 un tirage est effectué à la télévision. Quand le montant n’est pas trop important, les gagnants passent le voir pour retirer le montant gagné. Il faut faire très attention car de nombreux clients malhonnêtes falsifient leur billet et viennent réclamer de l’argent!!! Mr Nguyen me montre les billets trafiqués qu’il garde dans une petite pochette usée et nous explique fataliste : » je ne peux malheureusement rien faire d’autre que vérifier attentivement les billets mais les escrocs savent qu’il y a peu de lumière ici , alors ils en profitent ». Jour et nuit il tente de construire un avenir pour la petite en lui apportant toute son attention: Hanh est la première de sa classe et entend bien le rester…