Olivier Weber :
« Kessel est un Dostoïevski de l’écriture de voyage »
Olivier Weber est écrivain et grand reporter. Il préside également les prix Joseph Kessel et Albert Londres. Il a consacré une très belle biographie : Kessel, le nomade éternel (Arthaud, 2006). Il revient pour Routard.com sur l’héritage de Joseph Kessel.
Que reste-t-il de l’esprit Kessel aujourd’hui ?
Durant toute sa vie, Joseph Kessel a su mélanger avec talent deux genres : le grand reportage et l’écriture romanesque. Il n’hésitait pas à utiliser la technique romanesque dans ses articles, et l’approche impressionniste du grand reporter dans ses livres. Le style Kessel, c’est ce côté écrivain aventurier avant l’heure. Il y a beaucoup de psychologie dans ses reportages. Kessel est pour moi un romancier russe du voyage, un Dostoïevski de l’écriture nomade. Ses romans sont éminemment psychologiques. Le monde de Kessel, c’est une approche de l’homme, de l’humain, une amitié et une rencontre avec les hommes de toutes les conditions et de toutes les races. Ce qui reste aussi de l’esprit Kessel, c’est l’état de révolté permanent.
Pour Kessel, il n’y avait pas d’aventure sans littérature ?
C’est vrai, il me semble que Kessel est arrivé à la littérature par l’aventure. Sans aventure, il n’aurait pas écrit tous ses livres. Il a prolongé l’aventure et le voyage par la littérature. Il ne concevait pas l’un sans l’autre. Kessel était aussi un bon vivant aux virées nocturnes légendaires. Il aimait la vie mondaine de Paris, il claquait son fric dans les cabarets russes de Montmartre et les soirées parisiennes.
À quoi ressemblaient les voyages de Kessel ? Comment appréhendait-il ses voyages ?
Pour aller au bout de ses enquêtes et mener à bien ses reportages, Kessel n’hésitait pas à voyager plusieurs mois comme son contemporain Albert Londres. Il partait avec les moyens de l’époque, le train et les ferries d’abord, puis l’avion plus tard. Son mode de locomotion était donc lent par rapport à aujourd’hui. Même chose pour les modes de transmission de l’information. À son époque, il ne disposait pas de nos moyens actuels de communication instantanée. Il prenait donc le temps de penser et d’écrire ses papiers en construisant des épisodes, des sagas.
Concernant les conditions de ses voyages, Kessel mélangeait les conditions luxueuses et l’improvisation. Il fréquentait aussi bien les grands hôtels que les guérites en Birmanie ou en Afrique. Il n’hésitait pas à dormir à la rude lors de ses reportages. Parfois, les conditions étaient rocambolesques comme dans l’Afrique des Grands Lacs. Avec Henry de Monfreid, il voyage à la dure. Du désert yéménite aux contrées sauvages d’Abyssinie, il n’hésitait pas à donner de sa personne.
Les conditions de voyage faisaient partie intégrante de son récit. J’ajoute qu’il ne faut pas hésiter à voyager à la dure, car c’est une condition de rencontre des hommes. En dormant peu, dans des hamacs, dans des tranchées ou en montagne, c’est là que l’on partage des moments forts avec les hommes. Les guerres les révèlent encore plus ; les hommes révèlent leur courage et leur lâcheté lors des conflits. On ne peut pas se cacher dans les voyages difficiles. Ces voyages sont souvent révélateurs de personnalités. On peut le voir en Afghanistan, en Irak…
La planète fut un terrain d'aventures, de découvertes et de rencontres humaines pour Kessel. Quels sont les expériences et les voyages qui ont marqué l’écrivain aventurier ?
Pendant la Première Guerre mondiale, en tant qu’assistant pilote, il découvre une famille, une confrérie très élégante : les pilotes de la chasse, avec des codes d’honneur et l’amitié virile. À moins de vingt ans, ça marque énormément. Au niveau personnel, il y a aussi la mort de sa femme Sandi, atteinte de tuberculose, et le suicide de son frère Lazare. Ses voyages en mer Rouge, en compagnie du pirate Henry de Monfreid ou sur les pistes des marchands d’esclave au Yémen, sont des expériences fortes de l’aventure, de la rencontre humaine.
La Seconde Guerre mondiale : il part clandestinement pour Londres, rencontre le général de Gaulle et s’engage dans la résistance. Ses actions renforcent son tempérament d’homme libre face aux injustices. Il a aussi été très marqué par son premier voyage au Proche-Orient en 1926 : il découvre les premiers colons juifs qui bâtissent Tel-Aviv. Il y retourne lors de la création d’Israël en 1948, avec un visa n°... 001 du nouvel État.
Autre voyage marquant dans la cité de Mogok en Birmanie. Kessel y découvre un pays reculé, avec des trafiquants, des vendeurs de rubis et de pierres précieuses… Mais, son voyage le plus marquant, c’est l’Afghanistan. Les Cavaliers, le roman de sa vie, lui a demandé six ans d'écriture ! Kessel retrouve les paysages imaginaires de son enfance, la pampa argentine et les steppes de l’Oural. Il est marqué par la richesse de cette civilisation. Pour Kessel, le peuple afghan est animé par le souffle de l’aventure, une férocité naturelle et une rudesse. Les cavaliers afghans le fascinent en raison de leur caractère, à la fois noble et barbare.
Peut-on encore voyager aujourd’hui à la manière de Kessel ?
Bien sûr ! L’aventure existe encore aujourd’hui. Elle ne se résume pas au simple exploit sportif à l’autre bout du monde. L’aventure consiste à aller à la rencontre des hommes, à voyager pour raconter l’autre. Sur l’atlas des explorateurs, il n’y a plus de terres vierges. Par contre, il y a encore des zones humaines à raconter…
Vous présidez le prix Joseph Kessel. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce prix ?
Ce prix, remis chaque année, a pour vocation de récompenser l’auteur d’une œuvre de haute qualité littéraire (voyage, biographie, récit ou essai). Il défend l’esprit Kessel. On veut que ce prix soit très ouvert, du récit documentaire à l’enquête journalistique, du roman historique à la poésie. Il n’y a pas de frontières. Ce prix, qui a pour membres entre autres Tahar Ben Jelloun, Jean-Christophe Rufin, Michel Le Bris, Patrick Rambaud ou Gilles Lapouge, est destiné à perpétuer le voyage littéraire à la manière de Kessel, c’est-à-dire la passion de voyager et de se confronter aux hommes. Le lauréat 2007 est l’écrivain et journaliste Pierre Kalfon, auteur d’un très beau roman historique Pampa. Le prochain prix sera remis au mois de mai. »
Photo : © Didier Pruvot / Flammarion
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