Bonjour,
Non, vous vous trompez, je n’essaye rien du tout. Ce n’est pas mon combat, et vivant en Thaïlande, la moindre des corrections et des courtoisies envers les gens du pays qui m’accueille est de garder pour moi mes opinions, surtout si elles sont critiques. Je ne joindrai pas ma voix à celles des Français qui, partout dans le monde, se sont acquis une détestable réputation de grandes gueules et de donneurs de leçons. Mais après tout, quand tant de bonnes âmes dénoncent sur ce forum - à juste titre - les nacelles qui blessent le dos des éléphants, il n’est ni indécent ni hors sujet d’évoquer le joug qui blesse aujourd’hui les épaules de tant de Thaïs.
Si c’est prendre parti que d’évoquer la situation politique du royaume, vous conviendrez que ne pas l’évoquer, ou ne pas vouloir la connaître, c’est aussi une façon de prendre parti. C’est pourquoi j’ai donné ce lien. Chacun en fera ce qu’il voudra, en pensera ce que bon lui semblera, mais peut-être le fera-t-il en meilleure connaissance de cause, ou essaiera-t-il, par curiosité ou honnêteté intellectuelle, d’approfondir un sujet qui est particulièrement complexe. Ce n’est ni une incitation à prendre position, ni surtout à boycotter le pays, ce qui serait un bien mauvais service à rendre aux Thaïs qui ont tant besoin du tourisme pour maintenir leur PIB.
Ce n’est pas prendre parti que de rappeler l’histoire. Vu d’Europe, beaucoup de gens, faute d’informations, considèrent que les coups d’État et les soubresauts politiques qui agitent régulièrement le royaume relèvent du registre folklorique des révolutions de palais, des faits divers, de l’anecdote ou de l’opérette. À ceux-là, il faut rappeler les massacres qui ont émaillé - et émailleront encore, hélas - l’histoire de la Thaïlande. Mai 1973, quand l’armée à tiré sur la foule, 6 octobre 1976, quand l’armée, la police et des hordes de bons citoyens, bons pères de famille et bons bouddhistes ont investi le campus de l’université Thammasat et ont massacré au moins une centaine d’étudiants dans une effroyable hystérie de haine et de sadisme. Les photos des corps exhibés, mutilés, démembrés, profanés, brûlés, sont là pour le rappeler. On les trouvera facilement sur Internet. Ces photos ne font pas de politique, elles sont objectives, atroces - et à ne pas mettre sous tous les yeux.
Il faut rappeler les émeutes qui ont secoué Bangkok en mai 1992, quand, une fois de plus, l’armée a tiré sur la foule. À cette époque, ma femme et moi voyions ça fugitivement à la télévision depuis la France. C’était loin, et le sang paraît moins rouge vu de loin. Aujourd’hui, nous sommes au coeur d’un pays qui semble avancer moins vite que les pélerins de la procession d’Echternach, qui font trois pas en avant et deux en arrière. Et, comme ici l’histoire se répète avec l’obstination d’une fatalité, je suis assez pessimiste quant à l’avenir proche du royaume.
Les choses seraient bien plus faciles si j’étais simplement un retraité installé là parce qu’il y fait chaud et que la vie y est moins chère qu’en France. Après tout, rien ne me retiendrait, rien ne m’interdirait, du jour au lendemain, de boucler mes valises, de prendre mes cliques et mes claques et d’aller porter ailleurs mes pénates. “La Thaïlande, tu l’aimes ou tu la quittes”, c’est sans doute ce qu’aurait le droit de me dire le général Prayut en s’inspirant d’une phrase devenue célèbre en France. Mais voilà. La Thaïlande, je l’aime, et je ne la quitterai pas, à moins d’en être expulsé. C’est là que se trouve désormais la seule famille qui me reste, et, oui, je l’avoue ! j’ai un peu peur pour elle, et j’ai un peu peur pour nous.
Sous ses dehors souriants et paisibles qui séduisent tant les visiteurs, et peut-être parce que je ne vis pas dans une de ces oasis touristiques où tout semble facile, hors du temps et hors des turbulences, je perçois aujourd’hui le royaume comme une véritable bombe à retardement qui peut péter à tout moment. Certes, le pays se connecte, se modernise et s’industrialise à grands pas, la technologie est celle du XXIe siècle, mais les têtes sont encore au Moyen Âge. Trop d’inhibitions, de refoulements, d’interdits, de tabous, de raideur, de rancoeurs, de névroses, de non-dits, de politiquement correct, de hiérarchies, de convenances, de postures, trop de haines et de mépris entre villes et campagnes, entre riches et pauvres, entre jaunes et rouges, entre profiteurs et exploités, entre Siamois, Lao-Thaïs, Muang, Pak Taï, et désormais, c’est assez nouveau, entre bouddhistes et musulmans, toutes les conditions sont réunies pour de nouveaux déferlements de violence, et la disparition du roi pourrait bien en être prochainement le détonateur.
Désolé si j’ai été un peu long. Que ce fil suive son chemin, disparaisse dans les profondeurs du forum ou émerge quelques temps encore, réactivé par des commentaires. Pour ma part, je n’interviendrai plus sur ce sujet. Et je remercie ceux et celles qui y ont trouvé quelque intérêt.
Cordialement,
PVM