Portugal : de Porto à Nazaré, voyage en terre baroque
Deux heures de vol depuis la France, et au bout de la piste : Porto. Porto comme un port, un vin, un nom, une couleur qui n’en est pas une : le noir, quand le Portugal tout entier est aujourd’hui dans le rouge. Quel est-il vraiment ce pays aujourd’hui frappé par la crise ? Comment évaluer ce qu’il fut à l’époque où il dominait le monde ?
Il me fallait des traces pour comprendre. Des villes, des places, des églises et des jardins. Il me fallait le ressac puissant de l’Atlantique, les pinèdes et les forêts d’eucalyptus. La générosité d’un peuple en équilibre sur le rebord du monde.
De Porto à Nazaré, la route qui passe tantôt par l’intérieur, tantôt par la côte, dresse l’inventaire d’un monde de pierre mangé par le temps : monastères, cathédrales... Un univers qui, du style manuélin au baroque, témoigne encore du temps où le pays, animé par son désir d’ailleurs, révélait à l’Europe tout entière, l’étonnante réalité du monde.
À la conquête des mers et des terres
Début du XVe siècle. Sous l’impulsion d’Henri le Navigateur, les navires portugais parviennent à franchir la zone de convergence intertropicale. Dénuée de vent, elle empêchait jusqu’alors les navires à voile de passer l’Équateur. Bartolomeu Dias double le cap de Bonne-Espérance en 1488. La route des Indes par circumnavigation de l’Afrique est désormais ouverte.
Quatre ans plus tard, Christophe Colomb, qui navigue pour le compte d’Isabelle de Castille, débarque dans une île des Bahamas. Deux options, deux routes vers les Indes. Il faut trancher. Le pape s’en charge lors du traité de Tordesillas en 1494. On coupe le pamplemousse en deux.
Un méridien situé arbitrairement à 370 lieues (environ 1 800 km) à l’est des îles du Cap Vert définit la ligne de partage du monde. Toutes les terres découvertes à l’ouest de celui-ci seront désormais espagnoles, celles à l’est portugaises. Anglais et Français sont écartés de ce partage…
À l’époque, on ignore encore que le continent sud-américain pénètre en Atlantique bien à l’est du fameux méridien. Le Brésil, dont la partie orientale se retrouve attribuée au Portugal, ne sera découvert qu’en 1500. Et ce sera le jackpot pour les Portugais.
Grâce à leur suprématie navale, les Portugais connaissent l’état de grâce pendant un siècle. Ils ouvrent des comptoirs marchands sur pratiquement toutes les côtes, de l’Afrique aux Indes, jusqu’aux Moluques. Leur mainmise sur le commerce des épices prendra fin à l’aube du XVIIe s, quand les Flamands réclameront eux aussi leur part du gâteau.
Porto, grand cru
« Le monde est à qui naît pour le conquérir, et non pour qui rêve, fut-ce à bon endroit, qu’il peut le conquérir. » Fernando Pessoa
Porto. Ville décrépite et faïencée, noire de suie aux murs tagués. Ville casse-mollets dont les rues pavées luisent comme des météores dès qu’il tombe trois gouttes. Porto, une vraie ville.
Je descends à Bolhão, la station près du marché. Un édifice néoclassique du début du XIXe s, l’un des marchés les plus emblématiques du pays ; un monde de cochonnaille suspendue et de vieux papotant en grappe, de fromages, de primeurs et de sardines tressées dans des cagettes en polystyrène. Faut dire que le marché, au Portugal, c’est une affaire entendue depuis longtemps. Pendant tout le XVIe s, l’Europe tout entière ne faisait-elle pas son marché à Lisbonne ?
Ensuite, cap sur l’église Sāo Francisco. Premier contact avec le baroque portugais. Pas moins d’une demi-tonne d’or a été nécessaire pour réaliser les talhas douradas, ces sculptures sur bois typiquement portugaises recouvertes de feuilles d’or. Flamboyant !
Du coup j’enchaîne l’église et la tour des Clérigos pour voir si le baroque, – qui tire son nom du portugais barroco, désignant une perle brillant d’un éclat particulier –, sévit aussi ici. L’espace est bien organisé, comme un décor. Ça ondule, ça se tortille, ça brille et, cas particulier ici, la coupole est ovale. Il s’agit bien d’en mettre plein la vue aux fidèles. À l’époque, vers 1650, les protestants hollandais et anglais ont déjà repris à leur compte une bonne partie du commerce des épices.
Coimbra, étudiante et baroque
Je serai bien resté à Porto, ne serait-ce que pour visiter les caves et aller faire un tour à la librairie Lello e Irmão, pour me replonger dans l’époque (début XXe) où le commerce du vin enrichissait la ville.
Mais mon attente, c’est le baroque et en particulier l'Art manuélin, héritage de l’époque où l’ouverture sur le monde influençait l’architecture et les arts décoratifs portugais. Le Portugal écumait alors toutes les mers du globe, mais comptait à peine plus d’un million d’habitants. C'est pourquoi les Portugais se sont contentés de créer des comptoirs et d’expédier la marchandise dans leur pays.
Après un petit détour par Aveiro, Costa Nova et Mira, histoire de faire le plein d’iode, c’est vers Coimbra que j’ai mis le cap. Une ville « Erasmus » par excellence, avec pas moins de 25 000 étudiants encapés qui, le soir, noircissent ses rues en chantant à tue-tête. Une ville attachante, largement aussi casse-cheville que Porto, mais nettement plus festive. Une ville de ruelles, de gargotes prises d’assaut à l’heure de l’apéro et de bars musicaux d’où l’on sort à l’aube, le cœur gonflé.
C’est à l’Université que j’ai trouvé mon bonheur, et plus particulièrement dans la bibliothèque joanine, construite sous le règne de João V, dit le Magnanime. À l’époque, l’or, matière divine par excellence, arrive en masse du Brésil, ce qui permet au monarque d’affirmer son prestige.
Il construit des monastères (Mafra), des jardins, ainsi que d’autres édifices et palais qui se couvrent d’azulejos illustrant des scènes narratives ou des trompe-l’œil. Ces sortes de BD donnent naissance, par opposition avec les bois sculptés dorés, à une lumière quasi orientale, renforçant l’impression d’un Portugal ouvert sur le monde.
Tomar, en passant par la fenêtre
Difficile de comprendre l’Art manuélin sans passer par la fenêtre… La fenêtre de Tomar (photo) est un vrai livre d’histoire à elle seule. Un art lapidaire tout en fioritures, en symboles, un témoin éminemment représentatif d’un Portugal ouvert sur le monde.
La petite ville de Tomar est traversée par une rivière nonchalante qui lui confère des petits airs de Toscane lusitanienne. Terrasses ensoleillées, marché aux légumes bio, foire à la brocante, c’est le rendez-vous des chineurs. Au-dessus du village, planté là depuis que les Templiers en ont fait leur retraite entre deux épopées en Terre Sainte au XIIe s, le Convento de Cristo.
L’Unesco l’a classé patrimoine de l’Humanité en 1983. Un ensemble architectonique de premier ordre, constitué de greffons et de rajouts sur une base monastique médiévale. La dernière phase d’édification date du XVIe s : un véritable chef-d’œuvre qui mêle le style gothique flamboyant à la Renaissance pour former le style manuélin (en rapport avec le règne de Manuel 1er de 1495 à 1521).
Attardons-nous sur la fameuse fenêtre. La référence au monde maritime y est très forte : lignes ondoyantes occupant tout l’espace, mâts phagocytés par les algues, coraux, cordages et sphères armillaires (symbole de l’astronomie et de la connaissance chez les Grecs anciens).
La puissance d’un Portugal chrétien dominant le monde est mise en scène, dans une dentelle de pierre tout en symboles. La partie inférieure de la fenêtre représente la terre et le monde physique. Un arbre y plonge ses racines, lui-même séparé du monde psychique des eaux par la corde marine pour se terminer tout en haut par le souffle divin. Il s’agit d’une référence à l’Antiquité, une forme de Renaissance 100 % portugaise.
Des vagues de pierre pour arrêter les vagues
Deux options s’offraient à moi pour gagner le monastère classé de Batalha. Passer par Fatima, le Lourdes local, ou faire un détour par le parc naturel des Serras de Aire e Candeeiros, où les juments sont fécondées par le vent (d’après Varron, Pline, Virgile et Columelle). J’ai laissé les bondieuseries de côté.
Le parc occupe la majeure partie du massif calcaire d’Estrémadure. L’eau qui circule en sous-sol constitue le plus grand réservoir d’eau douce du pays, tandis qu’en surface, un matorral dense de broussailles et de chênes recèle quelques orchidées endémiques. C’est le paradis des vététistes et des randonneurs, des moulins à vent et des éoliennes.
Au nord de cette forteresse naturelle, à Batalha, se dresse un des plus beaux ensembles monumentaux de la fin du Moyen-âge : le monastère de Santa Maria da Vitória (photo). Commencé 3 ans après la bataille d’Aljubarrota – où les Portugais dament le pion aux Espagnols à l’été 1385 –, sa construction s’échelonnera sur quasiment deux siècles, et encore, ils n’ont même pas réussi à le terminer !
C’est la partie dite « des chapelles inachevées » que je suis venu voir. Sur une base purement gothique, les découvertes du Portugal vont inspirer aux tailleurs de pierre un style à la fois maritime et fastueux. Un homme sort du lot : le maître Mateus Fernandes. Il a réalisé la dentelle de pierre des chapelles, dont celle du portail monumental qui leur donne accès.
Le style manuélin, à la différence du style Renaissance, ne s’inspire pas du monde antique, mais du monde nouveau. Les tailleurs de pierre ont créé une allégorie puissante à la mer et aux vagues. En cela, le style manuélin est puissamment atlantique quand la Renaissance, elle, est méditerranéenne.
Nazaré, un parfum de ressac
J’ai aperçu l’Atlantique à moitié noyé dans la brume du haut du parc éolien de la Serra de Aires. Après un petit détour par le monastère d’Alcobaça (lui aussi classé patrimoine de l’humanité par l’Unesco), j’arrive enfin à Nazaré.
Nazaré (photo), c’était pour moi des pêcheurs en bonnets rayés, des femmes en jupons portant châles et sabots et des barques colorées hissées sur la plage par des bœufs. Une carte postale du Portugal en somme ; faïence bleu-blanc, poupées tricotées, tableaux de coquillages.
Nazaré a changé. Cependant, l’esprit de la houle habille encore le bairro dos Pescadores, la ville basse. Dans ses rues gorgées de moiteur océane, où les maisons blanchies à la chaux laissent entrevoir parfois la silhouette d’une femme en noir, les braseros embaument le linge d’odeur de poisson grillé.
L’Atlantique est bien là, l’envie d’ailleurs aussi. Devant chaque porte, un canari encagé comme sur un marché indien. Dans les boulangeries plane une odeur de cannelle, sur la plage sèchent des myriades de poissons, comme sur n’importe quelle plage d’Afrique, du Sri Lanka ou du golfe du Bengale...
Plus tard, j’ai pris le funiculaire et me suis hissé jusqu’au Sítio, là où les habitants gardent la Vierge de Nazareth, la relique qui donne son nom à la ville.
Après une visite du musée et de l’igreja Nossa Senhora, baroquisante en diable, je me suis assis sur le rebord du parapet. Les pieds dans le vide. Tout en bas, un bleu profond s’en allait mourir en vagues d’écume sur une bande de sable blond. Des petites taches noires et bruyantes allaient et venaient. C’était sans doute des hommes.
Fiche pratique
Pour préparer votre voyage, consultez notre fiche Portugal.
Office du tourisme du Portugal
Comment y aller / Se déplacer
Porto est reliée à Paris Orly et à Nantes par Transavia.com à partir de 49 € l’aller simple. Vols également avec TAP, EasyJet ou Iberia (correspondance à Madrid).
Sur place la formule qui laisse plus de souplesse est de louer une voiture. Le carburant, en revanche est assez cher.
Où dormir ? Où manger ?
Comparé à certains autres pays européens comme la France, l’Espagne ou l’Italie, le Portugal est bon marché. On peut se payer de délicieux plateaux de fruits de mer pour une trentaine d’euros, quant aux hébergements, le prix d’une chambre double, petit déj compris dans un hôtel ou une chambre d’hôte avoisine les 50 €.
Dans les villes importantes comme Porto ou Lisbonne, de vénérables demeures de style Art Nouveau ont été aménagées en auberges. Le prix de la nuit en dortoir varie alors entre 15 et 20 €/personne.
Au Portugal on trouve des gargotes proposant un plat du jour (souvent copieux) pratiquement partout. La morue, le plat national, est bien évidemment à l’honneur. Par contre, contre toute attente, elle n’est pas donnée !
Une adresse à Porto : Pensão Favorita : rua de Miguel Bombarda 267.
Un resto à Nazaré : A Tasquinha – rua Adrião Batalha 54 – Tél. : 262-55-19-45. Simple, bon et pas cher !
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Texte : Eric Milet
Mise en ligne :