De la chambre au front de l'histoire mondiale
Vichy
C'est là que naît Albert Londres en 1884. Il y
passe son enfance à la Villa Italienne, pension de famille tenue
par ses parents. Il y dévore Hugo et Baudelaire, auteur, rappelons-le
d'une fameuse Invitation au voyage.
Lyon
Après avoir suivi des études au lycée de Moulins,
cap sur Lyon en 1901. Ses aspirations au voyage se résument pour
l'instant à son entrée au sein de la Compagnie Asturienne des
Mines, en tant que... comptable. Bâillements ! Albert s'ennuie
et s'évade au théâtre et dans la poésie, en compagnie d'amis tels
que le futur reporter Henri Béraud et le comédien Charles Dullin.
Ce début de parcours ne suffit pas au jeune Albert. Prochaine
étape : la capitale !
Paris
Il y arrive en 1903 et s'installe à l'Hôtel de
l'Univers, Cité Bergère. Joie et douleur : sa compagne lui donne
une fille, Florise, mais décède à l'âge de vingt ans. Fréquentant
le poète François Coppée, il publie des recueils de poèmes, dont
La Marche aux étoiles, en hommage aux aviateurs. Son entrée
en journalisme va-t-elle enfin lui offrir la renommée et des escapades
dignes de ses rêves ? Pas vraiment. Modeste correspondant parisien
du Salut Public de Lyon en 1904, il entre, deux ans plus
tard, au Matin. Pour ce journal, il arpente… les couloirs
de la Chambre des Députés, glanant des échos qu'il rédige, mais
ne signe pas. Quand le 1er août 1914, la guerre est déclarée,
Londres a trente ans. Il ne le sait pas encore, mais il va devenir
le modèle de tous les grands reporters français.
Reims
Réformé, l'échotier devient correspondant de guerre
pour Le Matin. D'abord affecté au ministère de la Guerre,
il est finalement envoyé sur le front. Les reportages qu'il effectue
sont les premiers à être signés de son nom. Comme un mustang que
l'on aurait retenu trop longtemps, le poète devenu journaliste
raconte le bombardement de Reims en prenant la cathédrale pour
personnage central. Elle est en feu. Lui aussi :
" Des sifflements qui ressemblaient
tantôt à ceux d'un merle géant, tantôt à ceux d'une sirène,
dont le son serait aiguisé, coupant et rapide, virevoltèrent
au-dessus de nous. - Sac au dos, dit le caporal, et baïonnette
au canon, cette fois, ça y est. L'obus venait de tomber
sur le parvis. Le caporal se souvint de nous. - Tâchez
de filer, bon Dieu ! cria-t-il. Où filer ? Et à quoi cela
pourrait-il servir ? Un deuxième obus suivit à trente secondes.
Il se logea à dix mètres du premier. Les mêmes sifflements nous
tranchèrent le tympan. Nous passâmes notre main sur notre
visage qui nous semblait cruellement balafré. C'était le
début. Ils avaient rectifié. Cette fois ils la tenaient.
Nous n'avons plus compté les coups. Ils tombaient sans relâche.
Nous avons quitté le porche et sommes allés dans la rue, en
face, à cent mètres. Nous regardions la cathédrale. Dix
minutes après, nous vîmes tomber la première pierre. C'était
le 19 septembre 1914, à sept heures vingt-cinq du matin. "
Dernières lignes de Ils bombardent
Reims, Le Matin, 21 septembre 1914.
Balkans
C'en est fait. Londres sera maintenant un grand
reporter. Las de rendre compte de la vie quotidienne des pioupious
sur le front nord, il veut se rendre au sud-est de l'Europe, là,
où, pense-t-il, tout se joue. Ayant rompu avec Le Matin
qui ne veut pas le laisser partir - journal où on lui reproche
d'avoir " introduit le microbe de la littérature " -, c'est pour
Le Petit Journal, l'un des quotidiens les plus lus en France,
qu'il raconte les combats de l'armée d'Orient en 1915. Pouilleux
comme les soldats, il erre sur les fronts mouvants de Serbie en
Grèce, de Turquie en Albanie. Quand il revient au pays, il repart
dans les tranchées du nord de la France pour couvrir la fin de
la guerre. Il est alors en butte à la censure militaire qui le
juge " insolent " et " insubordonné ".
Europe, Proche-Orient
À partir de 1919, on ne l'arrête plus. Il court
l'Espagne et l'Italie pour Le Petit Journal - il en est
viré par Clemenceau lui-même pour ce qu'il a écrit sur l'Italie
-, puis Excelsior. Au cours de pérégrinations en Europe
et au Proche-Orient, il met à jour les effets concrets de deux
grands mouvements idéologiques qui vont bouleverser de nouveau
le monde : le bolchevisme et le nationalisme. À Fiume, ce port
de l'Adriatique anciennement austro-hongrois qui doit être annexé
à la Yougoslavie, Londres suit avec sympathie la rébellion du
poète Gabriele d'Annunzio. Il décrit ensuite les effets des politiques
française et britannique au Liban, en Syrie, en Palestine, en
Égypte. Un jour, sur la route de Damas, son train est attaqué
par des combattants arabes à la recherche d'armes :
" Leur travail terminé, la fusillade
au ciel cessa. Comme il leur restait une dizaine de kilomètres
pour regagner leur honnête foyer, ils sautèrent sur le brave
petit train, qui justement y allait. Ces bandits étaient gens
timides ; ils n'osèrent pas monter en première. Il y avait quatre
belles places à mes côtés, ils préférèrent le marchepied. Peut-être,
au fait, eurent-ils peur du contrôleur ? Ils se tenaient cramponnés
aux portières. Ils ne nous regardaient pas, ils ne nous reconnaissaient
plus. L'un d'eux, pourtant, me donna du feu. Pendant près
d'une heure, mollement allongé sur ma banquette, je me crus
un roi barbare, escorté par sa garde d'honneur. "
Extrait de Des bandits attaquent le
train dans lequel je me trouvais, Excelsior, 27 décembre
1919.
URSS, Europe de l'Est
En 1920, le reporter réussit un beau coup : entrer
en URSS, décrire le régime bolchevik naissant et raconter les
souffrances du peuple en " honnête homme " choqué par ce qu'il
voit. Après cet harassant reportage, il repart faire un tour d'Europe
: Grèce, Balkans, Allemagne occupée.
Japon, Indochine, Inde
Durant l'année 1922, en Asie, Albert Londres enquête
- il se fait l'écho des actions de Gandhi et Nehru en Inde -,
mais flâne aussi en touriste professionnel. Le voici qui se promène
dans les rues japonaises :
" Un horizon nouveau s'entrouvrait
à mes yeux. Le voile de mon ignorance se déchirait. Enfin, je
voyais clair. Jusqu'ici, je m'étais cru d'une nationalité indiscutable.
Non ! j'étais l'échappé d'une contrée douteuse, l'inconnu de
sang et de peau, porteur de maléfices. Mes gestes ne pouvaient
avoir d'autres mobiles que la brutalité. Que, dans une foule,
je m'autorise un mouvement timide, que je tire une cigarette
de ma poche, et mes effarouchées petites voisines à pince de
homard (elles ont des chaussettes à deux compartiments, l'un
pour le pouce, l'autre pour les quatre doigts qui restent) subitement
se garent. Pourquoi, mes maîtres, m'avoir jusqu'ici abusé sur
ma race ? J'étais le Sénégalais. "
Extrait de Les Japonais ne connaissent
pas du tout les Européens. Les Européens ne connaissent pas
davantage les Japonais, Excelsior, 25 mars 1922.
Chine
Dans cet empire livré aux guerriers, pirates et
autres trafiquants, il dépeint un invraisemblable chaos en se
mettant au diapason des situations rencontrées, sur un ton proche
des récits d'Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese. Ainsi,
rencontre-t-il une mystérieuse exilée russe :
" - Mon nom est Kira, mais je me suis
baptisée Galka. C'est le nom des petites pierres blanches qui
parsèment les rivages du lac et, comme je considère toutes les
petites pierres blanches du Baïkal comme mes sœurs, je suis
Galka. (…) Tu me demandes pourquoi je suis enfermée dans
cet hôtel ? Ô mon Français ! Comme l'on voit que tu arrives
! J'ai vingt-trois ans et c'est moi qui t'apprends des choses.
Autrefois j'étais russe. Aujourd'hui mon pays a perdu jusqu'à
son nom. On m'arrête parce que je ne suis plus rien (…). Pour
le moment, je suis suspecte. Je suis blonde, jolie et russe,
je suis l'espionne. Tu vois, j'attends. - Enfant, lui dis-je,
prends du thé, car je vois bien que tu as froid. - Non
! dit-elle, cette nuit encore j'aurai chaud, tu ne t'en vas
que demain soir. "
Extrait de La Chine en folie, livre
publié en 1925 à partir des reportages donnés à Excelsior,
1922.
Depuis cinq ans, Albert Londres a, semble-t-il,
un don d'ubiquité : il est partout où le mène son impeccable flair.
Son pays ne l'intéresse-t-il plus ?
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