A la barre du progrès
C'est une époque improbable qui voit grandir Jules Verne. L'esprit de révolution (1830 et 1848) et l'héritage des Lumières ayant le vent en poupe, la diffusion de la connaissance pour former la jeunesse au suffrage universel devient le maître mot de certains acteurs du quotidien, tel Pierre-Jules Hetzel, l'éditeur que Verne « épouse » en 1863. Ensemble, ils entreprennent de livrer aux enfants des récits merveilleux, fondés sur tout ce que la science connaît à ce jour. Et Verne, dans la multitude des savoirs, trace la probabilité des rêves les plus extrêmes, mène la barque du progrès, de la Terre à la Lune, du fond des mers aux sommets des volcans, en passant par les pôles Nord et Sud. En bon capitaine, il n'oubliera pas de pointer les écueils…
La folie polaire
« Le ciel de cette contrée, c'est le ciel pur et froid de l'hiver, ciel tout constellé, qu'enflamme parfois l'éclat d'une aurore boréale. C'est ici le pays de la nuit… »
Issu d'une famille d'armateurs du côté de sa mère, dont un ancêtre - François de Laperrière - fut navigateur des mers boréales, Verne grandit à l'époque où renaît cette ancienne quête humaine qu'est celle de localiser l'axe terrestre. Cette « folie polaire », dans laquelle sombrera le capitaine Hatteras (Aventures du capitaine Hatteras au pôle Nord, 1864), interné en hospice après avoir planté le drapeau britannique au pôle Nord (« c'était le but de sa vie »), entraîne toutes sortes d'explorateurs dans d'invraisemblables expéditions vers ce « seul point immobile du globe ». Celles du suédois Adolf Erik Nordenskjöld, qui découvrit le passage maritime du Nord-Est dans l'Arctique, ou du norvégien Fridtjof Nansen qui en 1888 traverse le Groenland d'est en ouest. Aurores boréales, températures insoutenables, nuits éternelles et chasse aux morses… Un terrain fabuleux pour le romancier, qui aime créer des personnages déterminés et dépeindre des terres inconnues. Outre les aventures du capitaine Hatteras, cette passion du Nord donnera une nouvelle, Un hivernage dans les glaces (1855), ainsi que le roman Le pays des fourrures (1872), qui conte l'histoire d'un peuple voué à la collecte de fourrures dans les nuits éternelles des régions hyperboréennes. Jules Verne aura beau garder les yeux rivés vers les pôles tout au long de sa vie (il y fera à nouveau allusion dans une dizaine de romans, notamment Les enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers…), du Nord il ne verra en réalité que la Scandinavie, la Hollande, l'Angleterre et l'Écosse (d'où il tire un roman : Voyage à reculons en Angleterre et en Écosse, 1859).
« L'imagination, Alotte ! Il n'y a pas de locomotive Crampton,
d'étincelle électrique qui puisse lutter de vitesse avec elle ! »Lettre de Jules Verne à sa mère.
La science au service du rêve
« Je ne puis apercevoir de point de comparaison entre son œuvre et la mienne. [ …] Moi j'utilise la physique, lui il invente. Je vais à la lune dans un boulet que projette un canon. Il n'y a rien d'inventé là-dedans. Lui s'en va vers Mars dans un astronef en métal qui supprime la loi de la gravitation. Ça, c'est très joli, mais qu'on me montre le métal. Qu'on le sorte donc ! »Jules Verne à propos de H.G. Wells
N'ayant pas vu les pôles, il voyagera autrement. Par l'imagination, tout d'abord, qu'il nourrit d'une énorme documentation.
« Pour vous donner une idée de mes lectures, explique-t-il en 1893, je viens ici [la Société industrielle d'Amiens] chaque jour après le repas de midi. Je me mets immédiatement au travail et je lis d'un bout à l'autre quinze journaux, toujours les mêmes. […] Ensuite je lis les revues comme La Revue bleue, La Revue rose, La Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature par Tissandier, L'Astronomie par Flammarion. Je lis entièrement les bulletins des sociétés scientifiques et en particulier ceux de la Société géographique… » Société géographique dont il sera par ailleurs membre dès 1865. Car Jules Verne est avant tout un homme bien de son temps. Les progrès spectaculaires de la science, surtout ses multiples applications dans l'activité industrielle, engendrent une pensée rationaliste, défendant la supériorité de la raison sur la superstition. C'est le positivisme d'Auguste Comte, dont Verne sera l'un des plus fervents représentants. Le Château des Carpathes, notamment, déconstruit au fil du récit toutes les fariboles supranaturelles des habitants d'un village de Transylvanie. Ce qui est formidable chez Jules Verne, c'est qu'il réussit, à force de science, à recréer le rêve. Mieux, il le rend accessible, aussi fou soit-il. Au fil de ses lectures, de ses documentations, se forment les paysages de ses prochains romans, se construisent les fabuleuses machines que ses personnages emploieront.
Le rêve au service de la science… fiction
Nous sommes d'un temps où tout arrive. (…) Si notre récit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir. »In Le Château des Carpathes
Au fil de ses récits naissent le Steam-House (locomotive à vapeur en forme d'éléphant à bord de laquelle Murno traverse l'Inde dans La Maison à vapeur, 1879) ou le Nautilus, chef-d'œuvre, s'il en est, parmi ses drôles de moyens de transport, allant toujours vers plus de vitesse, toujours plus capables de couvrir l'immensité du globe pour satisfaire cette boulimie de découverte. Dans l'œuvre de Verne, les inventions en matière de communication pèsent également leur poids : on pense au télautographe de L'Île à hélice, qui n'est autre qu'un fax, ou le premier conference-call de La journée d'un journaliste américain en 2890. Et ce Paris au XXeme siècle, sillonné de métros aériens, d'automobiles individuelles à essence et même paré d'une gigantesque tour au port de Grenelle… Que d'anticipations ! Verne ne se contenta jamais de résumer les connaissances de son époque. Il les allie, en tire des conclusions, envisage l'avenir… qu'il commencera à craindre, doutant de plus en plus de l'angélisme humain. Père de la science-fiction, il nous livre ainsi cette description d'un Paris moderne, où l'artiste ne trouverait plus sa place parmi tous les progrès. Ne fait-il pas mourir l'art musical à la naissance de l'enregistrement, quand la cantatrice du Château des Carpathes s'effondre sur scène, tandis qu'on grave sa voix ? Et les habitants de l'utopique Île à hélice, dite Standard Island (sic !), à force de conflits internes, ne finissent-ils pas par faire sombrer leur propre paradis ?
Si certaines de ses incroyables machines sont en fait réalisables, elles n'en sont pas moins parfois mortelles, comme l'Épouvante, à la fois automobile de course, sous-marin lance-torpille et chasseur bombardier, né du génie de Robur (Robur le conquérant, 1886), lequel, taquiné par la folie, veut devenir le Maître du monde (1904). L'auteur met ici le doigt sur le risque qu'encourt la planète à laisser le progrès entre de mauvaises mains. Les théories de Camille Flammarion, proposant de modifier l'axe de rotation de la Terre pour supprimer les saisons, achèvent de mettre Sans dessus dessous (1889) l'esprit positiviste de Jules Verne. La course folle du « positivisme » mourut d'ailleurs avec le XXème siècle, son grand élan rompu quand l'humanité la vit au service des pires atrocités... Jules Verne s'éteignait à l'aube de ce désenchantement.
Les machines à explorer le temps
Jules Verne dessine devant les yeux éblouis de ses contemporains une multitude d'engins - voitures, trains, sous-marins, engins volants - comme autant de transports vers l'avenir, mais dont il est tout aussi plausible de dire qu'ils pouvaient faire voyager dans le passé. Des machines à explorer tant l'espace que le temps. Plus l'équipe du Voyage au centre de la Terre (1864) pénètre les profondeurs du globe, plus l'environnement rappelle la préhistoire, comme s'il existait une corrélation entre les kilomètres parcourus vers le bas et le temps de régression dans l'histoire naturelle et humaine. Et s'il en est ainsi, l'inverse peut bien se dire aussi : avec De la Terre à la Lune, Verne nous prédit un avenir d'astronautes, situant même la base de décollage de son engin spatial en Floride. Mais plus qu'un simple parcours sur les chemins linéaires de notre temporalité, la mer sur laquelle Jules Verne nous embarque, c'est celle des nouvelles idées. Qu'on voie le monde à partir d'un ballon ou en fusée, d'un sous-marin ou du fond d'un cratère, par-dessous, par-dessus, de côté, c'est surtout l'angle qui change, le regard, comme autant d'occasions de se former d'innovantes opinions.
Embarquement immédiat pour l'aventure
Jules Verne fut certes un rêveur, mais le rêve ne l'intéressait que s'il pouvait se réaliser. Il désirait mettre en évidence la probabilité. Tandis que Baudelaire chantait la dualité et que Mallarmé vouait toute son attention à la métaphysique, Verne préféra toujours l'homme qui résout sa dualité et convertit ses idées en action. On reconnaît bien là le jusqu'auboutisme de ses personnages, tel le capitaine Hatteras qui « marchait invariablement vers le nord », mais aussi la marque de l'époque, teintée de cet optimisme qu'affichent les habitants du Nouveau Monde. Plutôt que de couper les ailes des rêveurs, il trouve dans la connaissance les armes pour souffler les limites et insuffler des vocations. Difficile de dire si la cause en fut l'armée de personnages épiques, ses fameuses listes savantes aux mots scientifiques sonnant comme des notes (qui inspirèrent Rimbaud : « Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braise ») ou les kilomètres parcourus (l'Oural, la Chine, la Patagonie…), mais ils furent beaucoup d'enfants à chercher l'aventure dans sa trace une fois devenus grands. De Rimbaud à Sollers, en passant par Proust, Cocteau, Gracq, Le CLézio, Orsenna, Werber… Verne s'imprime également dans la BD : Little Nemo de Windsor McCay, les aventures de Tintin par Hergé, les Cités obscures de Shuiten et Peeters (qui feront apparaître le bon vieux Jules comme un personnage de L'Enfant penchée), Tardi et son Démon des glaces… En 1926, Richard E. Byrd, un Américain s'apprêtant à survoler le pôle Nord, clamera avant de décoller : « C'est Jules Verne qui m'y emmène. »
Quand Cocteau se prend pour Phileas Fogg…
En 1936, Jean Cocteau et Marcel Khill se transforment en Phileas Fogg et Passepartout, le temps d'un reportage en 80 jours qui les mènera autour du monde. « Nous projetâmes, Marcel Khill et moi, […] de prendre le large, n'importe lequel. […] Il s'agissait de partir sur les traces des héros de Jules Verne pour fêter son centenaire et flâner quatre-vingts jours. Quatre-vingts jours ! Nous crûmes que cette course à l'abîme de 1876 serait, en 1936, une lente promenade et des haltes paresseuses dans chaque port. » Il n'en fut pas ainsi, et les oisifs espoirs des deux compères furent mis à rude épreuve, tandis qu'ils découvraient - de Rome à Alexandrie, de Louxor à Bombay, à travers tout l'Extrême-Orient et jusqu'en Amérique du Nord - que « ces fameux quatre-vingts jours étaient une réalité avant la lettre, un rêve de Jules Verne, au même titre que ses phonographes, ses aéroplanes, ses sous-marins, ses scaphandriers. » Le voyage prendra ni plus ni moins, exactement, quatre-vingts jours.
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