Tout
commence dans le Grand Nord
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Jean
Malaurie
© John Foley / Opale
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En
1951, un jeune géographe-géologue du CNRS assiste à
l'installation d'une base nucléaire états-unienne sur
le territoire des Inuits groenlandais de Thulé au sein desquels
il vit depuis quelque temps. Jean Malaurie remplit alors une mission
d'études consacrée aux éboulis de pierres dans
les zones désertiques glacées. Après avoir fait
partie des expéditions de Paul-Émile Victor, il mène
cette fois ses recherches hébergé et aidé par un
groupe d'Inuits. Il partage leur mode de vie et se passionne pour leur
conception du monde. De ce fait, quand il voit le territoire de sa famille
d'adoption violé par des engins militaires, l'huile de phoque
lui monte au nez.
De retour à Paris, Jean Malaurie convainc l'éditeur Plon
de publier son premier ouvrage, Les derniers rois de Thulé,
et dans la foulée, de le laisser diriger une nouvelle collection,
« Terre Humaine » . Il s'occupera de tout, de
la lecture du manuscrit jusqu'à l'illustration de la couverture.
Cette collection propose des ouvrages très variés :
études d'ethnologues, essais, autobiographies, récits
de voyage
Les sans-grade côtoient les savants. Tous parlent
de l'espèce humaine, de sa richesse culturelle et des dangers
menaçant cette dernière. Il s'agit souvent de rattraper
des mémoires en fuite, de sauver ce qui peut l'être des
traditions orales. Murs, rites, objets, habitats, paysages, croyances,
activités agricoles, artisanales, industrielles et commerciales
sont décrits dans le détail. Dans un premier temps, la
collection s'oriente vers les terres lointaines. Puis, peu à
peu édite des textes sur la France et ses régions.
À ce jour, quatre-vingt-trois ouvrages ont été
publiés. Nombre d'entre eux sont devenus des classiques et se
sont fort bien vendus : Les derniers rois de Thulé
de Jean Malaurie, Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss
ou Suerte de Claude Lucas, sans oublier Le Cheval d'orgueil
de Pierre-Jakez Hélias, un exceptionnel best-seller. Dans les
années 1980, des titres commencent à être réédités
en format de poche et une collection « Terre Humaine - Courants
de pensée » est lancée.
Les
principes de Terre Humaine
Qu'il
s'agisse d'un universitaire, d'un journaliste, d'un écrivain,
d'un prisonnier, d'un ecclésiastique ou d'un citoyen lambda,
il est impératif que l'auteur s'engage, qu'il sache de quoi il
parle et qu'il soit capable d'écrire dans une langue à
la fois intelligible et stylée. Chaque volume abonde en illustrations,
à défaut de fournir des documents audiovisuels, comme
a pu le rêver Malaurie.
Lancer une telle collection dans les années 1950 et la développer
dans les décennies suivantes sans jamais s'inscrire dans un courant
idéologique précis tient de la prouesse. Il n'empêche
qu'il sourd de cette masse de livres un cri de révolte d'une
rare puissance, en faveur des vaincus de l'histoire. On y perçoit
également un éloge des sociétés sans chef,
une ode aux individus réfractaires. Sur la terre de Malaurie,
tous les hommes sont grands.
Du point de vue des sciences humaines, Terre Humaine se situe hors du
cadre universitaire académique. En revanche, la collection est
proche de la démarche des historiens de la revue Les Annales,
Lucien Febvre et Fernand Braudel, pour lesquels le croisement des disciplines
est extrêmement fécond - Jean Malaurie a d'ailleurs rejoint
leur havre, l'École des hautes études en sciences sociales,
pour y diriger le Centre d'études arctiques. Scientifique, la
collection Terre Humaine ? Si on veut, sans doute à la manière
de ces intellectuels touche-à-tout qui ont marqué l'après-guerre
comme Michel Foucault, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Edgar Morin
ou
Claude Lévi-Strauss. Car pour ce briseur de dogmes qu'est
Jean Malaurie, il était hors de question d'en forger de nouveaux.
« Terre et liberté » : tel aurait
pu être le nom de sa collection.