Le nomade à l'œuvre
Avec En Patagonie, Chatwin entraîne le lecteur
à travers toutes les provinces du sud de l'Argentine, du Rio Negro
à Santa Cruz, du Chubut à la Terre de Feu, puis vers Punta Arenas
au Chili. Le livre est une fresque d'aventures et d'histoires multiples.
On y croise des descendants de mineurs gallois, des petits-fils
d'Italiens, des curés zoologistes, des tondeurs de moutons, des
souvenirs de révoltes ouvrières et d'attentats anarchistes. Suivront
d'autres livres comme Le Vice-roi de Ouidah (dont Werner
Herzog s'inspirera pour son film Cobra Verde), Les Jumeaux
de Black Hill, Le Chant des pistes. Dans tous ses récits,
Chatwin prend un malin plaisir à mélanger les faits réels et la
fiction, ce qui lui vaudra quelques reproches de certains puristes,
mais les critiques seront en majorité élogieuses, considérant que
Chatwin apporte un renouveau au travel writing en appliquant
les techniques de la narration du roman pour restituer le quotidien,
qui, du coup, devient romanesque. L'auteur de En Patagonie
deviendra, malgré lui - bien qu'il entretienne malicieusement à
son sujet un certain mystère - une légende et un exemple pour toute
une génération de journalistes et d'écrivains : " Rien ne me
lasse plus que cette étiquette de travel writer. "
Les bienfaits du nomadisme
Dans Le Chant des pistes, livre patchwork,
qui a pour décor l'Australie, fait de portraits saisissants, d'impressions
visuelles, de réminiscences d'anciens voyages et de nombreux aphorismes,
on retrouve la passion de l'auteur pour la vie nomade et son mode
d'existence. Chatwin passera beaucoup de temps dans les bibliothèques
et à rencontrer des anthropologues et ethnologues, pour recueillir
des données qui viendraient étayer sa thèse " impubliable " en faveur
du nomadisme. Dans toute son œuvre, Chatwin fera des allusions répétées
à sa tentative de démontrer les bienfaits d'une vie en mouvement
: " L'acte de voyager contribue à apporter une sensation de bien-être
physique et mental, alors que la monotonie d'une sédentarité prolongée
ou d'un travail régulier engendre la fatigue et une sensation d'inadaptation
personnelle. Les bébés pleurent souvent pour la seule raison qu'ils
ne supportent pas de rester immobiles. Il est rare d'entendre un
enfant pleurer dans une caravane de nomades. (...) "Notre nature,
écrivait Pascal, est dans le mouvement. La seule chose qui nous
console de nos misères est le divertissement." Divertissement. Distraction.
Fantaisie. Changement de mode, de nourriture, d'amour, de paysage.
Sans changement notre cerveau et notre corps s'étiolent. L'homme
qui reste tranquillement assis dans une pièce aux volets clos sombrera
vraisemblablement dans la folie, en proie à des hallucinations et
à l'introspection. Des neurologues américains ont étudié des électroencéphalogrammes
de voyageurs. Ils y ont constaté que les changements d'environnement
et la prise de conscience du passage des saisons au cours de l'année
stimulaient les rythmes du cerveau, ce qui apportait une sensation
de bien-être et incitait à mener une existence plus active. Un cadre
de vie monotone, des activités régulières et ennuyeuses entraînaient
des types de comportement produisant fatigue, désordres nerveux,
apathie, dégoût de soi-même et réactions violentes. "
La thèse de Chatwin est séduisante et pertinente
- on peut la vérifier tous les jours dans notre lutte contre un
quotidien qui souvent nous enlise - et même si elle possède ses
détracteurs, l'histoire ancienne et contemporaine semble donner
raison à Chatwin, qui nous rappelle à travers ses récits que le
nomadisme est non seulement un art de vivre, mais également un état
d'esprit dont la qualité principale serait la curiosité pour l'Autre
et cela au sein même de notre environnement le plus proche. Cet
enthousiasme pour l'altérité, " J'ai toujours préféré l'autre
à mon semblable ", disait le photographe-ethnologue Pierre Fatumbi
Verger, serait par trop simpliste, si on oubliait de citer Baudrillard
commentant Todorov: " Il est celui qui tout en se délectant de
la différence, sait que toute fusion avec l'autre est vaine. "
{ Page précédente | Page suivante }
|