Portugal, sur la route des monastères manuélins
Au XVe siècle, bien avant le reste de l’Europe, le Portugal sort de sa coquille et se lance sur les mers. En ligne de mire : l’Afrique, l’Asie, puis l’Amérique. Partout, des comptoirs essaiment. Des fortunes se créent grâce au poivre (qui vaut alors son pesant d’or), à l’ivoire et aux esclaves. En un siècle seulement, le pays s’impose comme l’un des maîtres du monde.
Le Portugal se lance, chez lui, dans des constructions aussi fastueuses que théâtrales, incorporant éléments marins et influences portées par les quatre vents — l’extravagant style manuélin.
Balade à travers le Portugal royal, en quête de ses plus belles réalisations.
Préparez votre voyage avec nos partenairesL’essor sublime de l’art manuélin
Au tout début du XVIe siècle, Manuel Ier règne sur un Portugal enrichi grâce aux comptoirs établis au fil du siècle précédent sur la route de l’Afrique et des Indes. Le monarque, dévot, pousse à l’évangélisation outre-mer et s’embarque, au pays, dans une vaste campagne de construction d’églises et de monastères — permise par les fabuleuses recettes issues du commerce, du pillage et de l’esclavage.
Manuel Ier veut du beau, du fastueux, du jamais-vu. Il fait appel à Diogo Boitaca (Boytac), un architecte d’origine languedocienne, à qui son prédécesseur a déjà confié la réalisation de l’église de Jésus au port de Setúbal — niché au fond d’une vaste baie, aux portes de Lisbonne.
Le style gothique tardif y prend des formes nouvelles, proprement portugaises. La ligne droite est ébranlée. De courts pinacles en torsade, dressés au-dessus d’une délicate frise de pierre ajourée aux motifs de trèfles, coiffent les contreforts. Et dans la nef, les colonnes et les nervures rayonnantes de la voûte du chœur prennent la forme de cordes de marine entrelacées.
En 1502, Boytac est appelé à un nouveau projet : la construction du monastère des Hiéronymites, à Belém, à deux pas du Tage. Le site n’est pas choisi au hasard : c’est ici même que, cinq ans plus tôt, Vasco de Gama et ses hommes ont prié avant de prendre la mer et de découvrir les Indes.
L’explorateur y repose d’ailleurs dans un tombeau manuélin, près de Luís de Camões, le poète culte du Portugal, qui grava dans le marbre de ses pages les exploits des héros navigateurs à travers l’épopée des Lusiades.
À Setúbal, le Mercado do Livramento, tout rose, a la réputation d’être l’un des plus beaux marchés d’Europe. Avec azulejos très anciens en prime !
Belém, au confluent du monde
Aux portes de Lisbonne, Belém est au XVIe siècle le carrefour de tous les océans. Les navires en partent, y reviennent, chargés de trésors et d’histoires merveilleuses — incroyables faits d’armes ou vrais bobards. Chaque année, 750 tonnes d’or, provenant des taxes sur les épices orientales, sont, dit-on, affectées au chantier du monastère.
Sous le crayon de Boytac et de ses successeurs, le monastère des Hiéronymites devient ode à la conquête maritime. L’église, à elle seule, se fait manifeste, avec son portail sud foisonnant de pinacles et galbes (sur le trumeau : Henri le Navigateur), et sa voûte en palmiers si exotique. Quatre rois de la maison d’Aviz y reposent, dans des tombeaux soutenus par des éléphants de pierre aux authentiques défenses.
Dans le vaste cloître à deux niveaux, le manuélin, à la croisée du gothique et de la Renaissance, jongle avec les arcatures à claire-voie, les remplages et les colonnettes torsadées — si fins, si aériens.
Il y a là des cordes nouées, des pinacles ciselés et une foule de symboles : des ancres, des proues stylisées, des croix de l’Ordre du Christ, des sphères armillaires (représentations de la sphère céleste devenue emblème de Manuel Ier)… Quelques chimères aussi, façonnées par l’imagination fertile des marins.
À quelques pas, les pieds dans l’eau, l’emblématique tour de Belém, greffée d’échauguettes, a été inaugurée en 1515 pour surveiller le trafic maritime et l’accès à la ville. Elle est, elle aussi, inscrite au patrimoine mondial.
Incontournable, l’Antiga Confeitaria de Belém sert depuis 1837 certains des meilleurs pastéis de nata du Portugal, saupoudrés de cannelle.
Les richesses architecturales de Coimbra
Devenu architecte royal, Boytac se consacre à d’autres projets en parallèle. En 1507, il est à Coimbra pour redessiner l’église et la sacristie du monastère de Santa Cruz — l’un des plus anciens du Portugal (1131), qui a formé nombre de missionnaires envoyés en terres infidèles. Piliers torsadés et voûte manuéline y rendent superbement hommage aux deux premiers rois du Portugal, Alphonse Ier et Sanche Ier.
Ils furent inhumés dans des tombeaux réalisés a posteriori par le Franco-Portugais Nicolas Chantereine — auteur aussi du portail et d’œuvres maîtresses exposées au superbe Museu Machado de Castro. Quelle finesse ! Quelle beauté ! À côté de chacun, heaume et gants de pierre semblent juste accrochés aux murs, en attendant qu’ils se réveillent… Le cloître du silence, aux motifs de cordes et de palmiers, complète l’harmonie.
Marche après marche, la rua da Quebra-Costas (« la rue casse-côtes »), pas si casse-cou, grimpe à travers la vieille ville en direction de l’université (fondée en 1290). En chemin, la Sé Velha, voulue par Henri de Bourgogne, s’amarre à son parvis incliné.
Un voyage dans le temps qui permet de mesurer le chemin parcouru entre cette « vieille cathédrale » crénelée aux allures de château fort, et les fioritures du monastère de Santa Cruz. Mais si la ligne est fruste, le cloître et le remarquable retable du maître-autel (flamand) gothiques sont exceptionnels, et la chapelle du Saint-Sacrement, due au grand sculpteur d’origine française Jean de Rouen, insolemment Renaissance.
À Coimbra, il ne faut pas rater la visite de la bibliothèque Joanine de l’université, au baroque resplendissant. Résa quasi impérative en saison sur https://visit.uc.pt.
Le panthéon royal de Batalha
Autre lieu, autre projet. Dès 1507, Boytac travaille sur une autre réalisation, avec l’aide de son beau-père Mateus Fernandes : le monastère de Batalha. Fondé en 1386 par Jean Ier pour célébrer la victoire d’Aljubarrota sur les Espagnols, voilà un pur joyau de l’art gothique — décrété modèle portugais du genre et panthéon royal.
Jean Ier y repose aux côtés de son épouse anglaise dans la chapelle du Fondateur, sous une extravagante coupole octogonale : le premier tombeau conjugal du Portugal ! En arrière-plan, leurs enfants. Au sol, une couronne de laurier en bronze signale la sépulture d’Henri le Navigateur, mains pieusement jointes en prière.
Boytac et Mateus Fernandes font de Batalha une authentique dentelle de pierre. Partout, ici, des pinacles s’élèvent vers les cieux. Les remplages flamboyants des grandes baies de l’église (culminant à 32 m !) atteignent le summum de l’art manuélin, avec leurs volutes éternellement renouvelées, façon filigranes — si fragiles d’apparence.
Le cloître royal renforce l’impression, avec ses propres baies exubérantes et ses sphères armillaires. Mais ce n’est rien, comparé aux capelas imperfeitas. Imparfaites ? Inachevées, plutôt, ces huit chapelles à ciel ouvert donnant sur une même rotonde, dressées dans le prolongement du chœur de l’église, avaient vocation à devenir un nouveau panthéon royal.
Fernandes y exécute en 1509 un portail manuélin aux airs d’arc de triomphe invraisemblable de finesse, foisonnant de cordages, de pampres, d’escargots, de motifs empruntés à l’Inde et l’Orient, de créatures mystérieuses.
Pour passer la nuit sur place, il y a le bien nommé Mosteiro View, avec ses chambres donnant directement sur le monastère et les Chapelles inachevées (reservas@mosteiroview.com).
Alcobaça et les Roméo et Juliette portugais
Le centre du Portugal est le reliquaire de deux autres monastères majeurs, également inscrits au patrimoine mondial. À l’ouest, le plus ancien des deux, Alcobaça, a été fondé dès 1153, à l’aube de l’ère gothique. Planté en plein cœur de la petite ville, il reste attaché au souvenir des Roméo et Juliette portugais, dom Pedro et Inès de Castro, dont l’histoire a inspiré nombre d’auteurs au fil des siècles.
La trame est classiquement tragique — et pourtant véridique. Au XIVe siècle, dom Pedro, héritier du trône, tombe follement amoureux d’Inès, dame d’honneur castillane de son épouse… Le roi, son père, décide de mettre un terme à l’idylle, politiquement risquée, et, devant le refus de son rejeton, finit, dit-on, par faire assassiner la jeune femme. La légende se développe ensuite. Devenu monarque à son tour, Pierre Ier fait exhumer sa bien-aimée, la faire asseoir sur le trône vêtue de pourpre et couronner — forçant la cour à lui baiser la main.
Puis, il fait placer au cœur de l’église d’Alcobaça deux fastueux tombeaux à gisant : le sien et celui d’Inès, écrasant de tout son poids des chiens à tête humaine, représentant ses assassins (à qui il fait arracher le cœur !).
Dépouillée, la nef d’Alcobaça renvoie à l’origine cistercienne des lieux. Le reste décline tout l’éventail de l’architecture portugaise : dortoir XXL (67 m !) et réfectoire gothiques, cloître tirant à l’étage sur le manuélin, et extraordinaire portail aux troncs d’arbres de la nouvelle sacristie — cachant intérieur rococo et reliquaires à gogo.
Un petit coup de mou après la visite ? Direction la Pastelaria Alcôa et sa terrasse, étalée face au monastère. Parmi ses (nombreuses) spécialités : le segredo de Dom Pedro (petit ballotin de brick à la pomme) et le diário de donha Inès (à l’œuf).
Tomar, dans l’antre des chevaliers du Christ
Reprise aux Maures en 1160 par un authentique croisé, grand maître de l’Ordre du Temple, Tomar se voit vite affublée d’un puissant château fort, perché sur les crêtes la dominant. Prudence est mère de sûreté ! Le bastion devient siège portugais des Templiers.
Avant de partir au combat, les chevaliers s’y retrouvent (à cheval !) dans l’oratoire (Charola), une extraordinaire rotonde inspirée du Saint-Sépulcre de Jérusalem, appuyée sur 8 colonnes et entourée d’un déambulatoire à 16 faces.
En 1331, la Papauté dissout l’Ordre. Si, en France, les bûchers s’allument, au Portugal, les Templiers, essentiels à la Reconquête, échappent à l’apocalypse. Tout juste changent-ils de casquette en intégrant l’Ordre du Christ… Un siècle plus tard, Henri le Navigateur — toujours lui ! — est porté à sa tête. Et c’est ainsi que la croix rouge de l’Ordre prend le vent du large sur les voiles des caravelles portugaises.
À Tomar, Henri métamorphose le château en Convento do Cristo. Son petit-neveu Manuel Ier poursuit l’œuvre. Il intègre la Charola dans une plus vaste église aux voûtes radiantes et spectaculaires ouvertures.
Vue de l’extérieur, la célèbre fenêtre de Tomar (1513), œuvre de Diogo de Arruda, retient tous les regards. Apothéose du style manuélin, exubérante au point d’en paraître extravagante, elle s’orne de cordes, nœuds, algues, racines, anges et chimères, grimpant au long de deux mâts de bateau ciselés de mille motifs végétaux et marins. Un voyage entier gravé dans la pierre.
À 22 km au sud de Tomar, le château des Templiers d’Almourol, superbement crénelé, s’agrippe à un îlot du Tage, que l’on rejoint en petit bateau. Spectaculaire !
Fiche pratique
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Comment y aller ?
Vols directs vers Lisbonne avec Air France, TAP, Ryanair, EasyJet, Transavia, Vueling depuis Paris, mais aussi pour certaines d’entre elles au départ de Bordeaux, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes et Toulouse.
Les amateurs de road trips peuvent naturellement rejoindre le Portugal par la route en traversant l’Espagne. De Paris, l’itinéraire le plus court (1 740 km), via Bayonne et Salamanque, dure environ 17 h-18 h. Compter 1 260 km et 13 h au départ de Toulouse, 1 500 km et 15 h de Nantes, 1 650 km et 16 h-17 h de Marseille, 1 850 km et 18 h-19 h de Genève, plus de 2 000 km et 20 h-21 h de Bruxelles. Ça commence à devenir long !
Que vous arriviez avec votre véhicule ou que vous en louiez un sur place, attention, les autoroutes portugaises sont payantes, une partie d’entre elles exclusivement de manière électronique. Si les loueurs fournissent généralement un transpondeur (ils vous débiteront in fine du montant des péages) ; par soi-même, il faut choisir entre location de boîtier électronique (compliqué), achat de droits de passage et débit automatique sur votre carte. Tous les renseignements sur www.gotoportugal.eu/en/toll-roads-in-portugal/
Où dormir ?
On trouve des hébergements à tous les prix au Portugal. Les campings, souvent proches du littoral, sont généralement bondés en été — période à laquelle les tarifs décollent. Certains sont bien équipés et bien entretenus, d’autres le sont moins et plus datés.
La plupart des villes grandes et moyennes disposent au moins d’une auberge de jeunesse ou d’un hostel privé — avec le plus souvent dortoirs et chambres privées, partageant ou non les sanitaires.
Les hôtels sont nombreux, depuis la très simple residência familiale à 35-45 € la nuit dans l’arrière-pays aux 5-étoiles implantés sur un golf ou un pan de côte magique culminant à 400-500 €…
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Texte : Claude Hervé-Bazin
Mise en ligne :