Argentine et Paraguay, sur les traces des missions jésuites

Les missions jésuites : acte I, au Brésil

Bras « civilisateur » de la conquista, les Jésuites, répondant à l’appel du Conseil des Indes, s’implantent dans plusieurs régions inhospitalières à partir de 1609 – sur les rives du Paraná, au pays des Guaicurúes (Chaco) et dans la Guayra (l’actuel État brésilien du Paraná), où se sont réfugiés de nombreux Guaranis tentant d’échapper aux conquistadores et aux chasseurs d’esclaves (bandeirantes).

Parvenant à gagner la confiance de ces proscrits, les jésuites y fondent les premières réductions (missions), que la protection de l’Église interdit (théoriquement) d’attaquer. « Terres sans mal » : ainsi les appellent les Guaranis. Si leurs traditions y sont respectées, les missions ressemblent à de vrais petits villages européens, prospères – avec habitations en dur, ateliers, église d’adobe et de bois au toit de tuiles, cimetière, école et exploitations agricoles.

Las, entre 1628 et 1631, les Portugais et leurs alliés Tupí – ennemis jurés des Guaranis – razzient la plupart des missions de la Guayra. Les morts et les prisonniers se comptent par dizaines de milliers. Le roi d’Espagne autorise finalement les Guaranis à se défendre, mais ils ne font pas le poids. Le père Antonio Ruiz de Montoya et sept autres jésuites entreprennent alors l’impossible : un exode de 600 km vers le sud, en terres hostiles, sur 700 canots, à la tête de 12 000 Guaranis survivants, vers l’actuelle province argentine de Misiones.

Teyú Cuaré, un belvédère sur le Paraná

Situé dans le parc provincial de Teyú Cuaré, dans la province argentine de Misiones – tout au nord du pays, à plus de 1 000 km de Buenos Aires –, le promontoire rocheux du Peñón de la Reina Victoria, qui s’atteint en gravissant quelque 230 marches – émerge d’une gangue de forêt dense, offrant un rare coup d’œil sur un paysage d’envergure. Le thermomètre approche des 34 °C et l’humidité, poisseuse, des 90 %.

Là, en contrebas, roule majestueusement le río Paraná, géant de 4 099 km formant le troisième réseau hydrographique au monde. Né sur les hauts plateaux brésiliens, le fleuve s’écoule au-delà jusqu’aux portes de Buenos Aires, où il se jette dans le río de la Plata.

Large ici d’1 km, le haut Paraná dessine un ample coude, souligné de marais et survolé par une traîne de cumulus. Des bulbes de jacinthes d’eau filent dans le courant. En face, quelques maisons s’éparpillent entre les palmiers d’une vaste clairière à l’herbe jaunie. Le Paraguay se trouve sur l’autre rive. Et un nom hérité des rêves des pionniers : Puerto Paraíso.

Nuestra Señora de Loreto : une empreinte dans la forêt

Teyu Cuaré est distant d’une quinzaine de kilomètres. Le lieu est désert. Pas un visiteur. Juste un gardien heureux de voir du monde, pour une fois. L’allée, ample, progresse entre deux murs d’arbres. Au sol, quelques roches ferreuses, dures comme météorites, laissent entrevoir le matériau que travaillèrent les jésuites et leurs ouailles guaranies.

Au bout de l’allée, la forêt resserre son emprise. Formant un tertre, voilà les latrines de terre battue, protégées par un auvent. Rien d’impressionnant, mais une mine pour archéologues, dont sont issues la plupart des céramiques et pipes en terre cuite exposées au petit musée du site. On jetait donc déjà tout dans les toilettes…

Au long de la sente, d’énormes philodendrons s’agrippent aux arbres, dardant vers le ciel leurs énormes fleurs phalliques rappelant les arums. Une pile et un pan de mur aux pierres bien équarries révèlent l’emplacement de l’ancienne église.

Au-delà, la chapelle conserve quelques bases de colonnes. Un panneau rappelle aussi l’existence du cotiguazú, la « grande demeure » des veuves et des orphelins. Quant aux dizaines d’ateliers, dressés en parallèle, façon corons, la jungle n’en a fait qu’une bouchée.

Émanation de la plus ancienne des missions jésuites de la Guayra, Nuestra Señora de Loreto (1633), elle aussi finalement razziée par les bandeirantes, est avant tout un puissant souvenir. Le père Antonio Ruiz de Montoya y reposerait : 40 Guaranis seraient allés chercher sa dépouille à Lima…

Les missions jésuites, acte II en Argentine : San Ignacio Mini

Paraná à l’ouest et grand río Uruguay à l’est délimitent la région argentine de la Mésopotamie (« entre les fleuves »), dont la pointe extrême forme la petite province de Misiones. C’est sur ce territoire chaud aux terres rouges et à la dense selva misionera, que les jésuites et les guaraní se replient après avoir été chassés de la Guayra.

San Ignacio Miní et Nuestra Señora de Loreto y sont refondées en 1632, suivies d’une dizaine d’autres réductions éparpillées dans un rayon de 100 km. Beaucoup, en but aux incursions de plus en plus méridionales des bandeirantes, sont contraintes de déménager plusieurs fois…

En 1696, San Ignacio Miní s’installe à son actuel emplacement. Consacrée à saint Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre jésuite, elle est la mieux conservée des missions argentines. Son plan adopte un indéfectible modèle : une immense plaza centrale, rissolant sous le soleil tropical, y est veillée par les vestiges d’une église aux murs de grès rose, épais de 2 m, aux proportions effarantes, 74 m de long pour 24 m de large !

Le portail monumental, éventré par le temps, révèle encore de puissantes colonnes et des bas-reliefs d’une grande finesse. Au sommet veillent d’impassibles anges aux traits vaguement indigènes.

Le style est baroque, mâtiné d’influences locales. Les Guaranis, loin des affreux sauvages sanguinaires longtemps imaginés, se sont vite montrés habiles artisans et artistes. Instruits par les pères, ils ont sculpté la pierre et le bois, façonnant autels et statues chrétiennes dans un style baroque autochtone inimitable, semé d’anges, de fleurs et de pampres.

Au Paraguay, Jesús de Tavarangüé

À quelques kilomètres au nord de San Ignacio, un micro-quai s’avance aux portes de Corpus, site d’une autre mission disparue. La balsa (barge) s’y amarre dans un bruit de moteur assourdissant. Direction Bella Vista, sur la rive paraguayenne du Paraná.

Filant droit à travers les longues parcelles des chacras (exploitations agricoles), la petite route traverse des hameaux endormis, où siestent des chiens jaunes – jusque sur le goudron, parfois. De loin en loin, des stands de fortune proposent, dans de vielles bouteilles en plastique recyclé, de mystérieux liquides orangés ou bleus : de la nafta (essence) et du diesel, achetés en Argentine voisine et revendus ici avec un (tout) petit profit.

Une demi-heure plus tard, Jesús de Tavarangüé est là. Précédée de grands arbres où piaillent de petits perroquets verts, l’église, seul vestige aux alentours, domine une campagne verdoyante à perte de vue, écrasée de chaleur. Décapité, l’édifice n’en est pas moins superbe.

Érigé, comme San Ignacio, sur le modèle de la chiesa del Gesù romaine (port d’attache des jésuites), ses proportions sont presque aussi grandes : 70 m de long pour 24 m de large. L’architecte espagnol s’est toutefois permis une entorse notable : les trois portails de la façade adoptent d’élégantes courbes mozarabes !

Le lieu est presque vierge de sculpture. L’ornementation de Jesús restait inachevée lorsque l’ordre fut expulsé des Amériques en 1767. La réduction comptait alors sans doute quelque 3 000 habitants.

Paraguay : Trinidad et ses anges musiciens

À moins de 10 km de là, La Santísima Trinidad del Paraná a, elle, surgi de terre vers 1706. De toutes les réductions, elle est la plus grande (8 ha) et la mieux conservée.

Ici aussi, les visiteurs ne se bousculent pas. Sous un soleil de plomb, survolant une immense plaza aujourd’hui engazonnée, surgit une église colossale, dessinée par un père italien sur le même modèle du Gesù. Achevée vers 1765, elle se présente par une nef éventrée, d’où émerge d’abord une chaire un peu folle taillée dans le grès rose, rythmée de volutes, de feuilles de vignes, de fleurs inconnues et des symboles des quatre évangélistes. Le lion de saint Marc y est affublé de grandes oreilles humaines et de griffes diaboliques !

Le chœur, en bon état, se distingue par une frise d’anges musiciens exceptionnelle, témoignant de l’importance de la musique (baroque !) dans la vie des missions – parfaitement retracée par le film Mission de Roland Joffé. Luthiers hors pair, les Guaranis fabriquaient eux-mêmes violons, violoncelles, mais aussi flûtes et hautbois. Leur savoir-faire était tel que leurs instruments s’exportaient jusqu’en Europe.

De part et d’autre, deux étonnants portails baroques, aux longues pierres rayonnantes, encadrent ce qui fut l’autel. Côté droit, la sacristie, intacte, est devenue musée. Mascarons, gargouilles, personnages joufflus, plantes exotiques, statues en taille réelle… une foule d’éléments lapidaires y témoignent du talent des artisans guaranis.

La fin de l’épopée jésuite

Les réductions jésuites atteignent leur apogée au début des années 1730. Éparpillées sur un territoire grand comme les deux tiers de la France, elles regroupent alors quelque 140 000 âmes. Des âmes guaranies, en dehors d’un ou deux prêtres sur chaque mission.

Mais rien n’est assuré. En 1750, Espagne et Portugal règlent un vieux différend. La frontière se déplace vers le sud et, entre Paraná et río Uruguay, la pression des bandeirantes s’accroît encore. Les planteurs se plaignent, eux aussi, des troupeaux et des vastes champs de yerba maté des réductions (la plante du fameux maté argentin, tradition guaranie) : « Concurrence déloyale », clament-ils !

De plus en plus de voix dénoncent la mainmise jésuite sur ces vastes terres et leur supposée arrogance. Garants du respect des lois espagnoles, ils n’en feraient qu’à leur tête… Rome, où l’ordre n’a pas que des amis, finit par céder. En 1767, les jésuites sont expulsés d’Amérique – et seront même dissous six ans plus tard.

Confiés à d’autres religieux incapables de parler leur langue, les Guaranis retournent à la forêt, emportant avec eux les partitions des chants liturgiques.