Le tourisme sexuel
Interview d'un responsable d'Interpol
Hamish McCulloch est l'actuel chef du service " Traite des êtres humains " au Secrétariat général d'Interpol, à Lyon. Officier de la police britannique, cela fait maintenant deux ans et demi qu'il travaille à Interpol.
- Pouvez-vous nous donner la définition d'Interpol concernant le tourisme sexuel ?
Le terme " tourisme sexuel " a été inventé par les médias. Ce qu'on entend par là, c'est le déplacement vers les régions les plus pauvres du monde de ressortissants de pays plus riches dans l'intention spécifique d'avoir des relations sexuelles avec des enfants. Mais le tourisme sexuel est subordonné au tourisme traditionnel, dans le sens où il existe des sociétés qui proposent ouvertement des vacances vers des pays où l'industrie du sexe rapporte d'inquiétantes sommes d'argent, faisant partie intégrante du marché du tourisme. La plupart du temps, ils proposent, sous le manteau, des voyages vers des lieux comme Bangkok, où on peut " avoir " des enfants.
- Ces touristes cherchent donc principalement à avoir des relations sexuelles avec des enfants ?
Il y a deux groupes de voyageurs : d'abord, les personnes qui travaillent pendant l'année et économisent pour leurs vacances parce qu'ils savent qu'ils veulent avoir des relations sexuelles avec des enfants. Et il y a les " opportunistes ", qui, parce que les enfants sont si ouvertement " disponibles ", pensent : " c'est la norme, ici " et ont des relations sexuelles avec eux. Mais ils ne partent pas avec l'intention de le faire.
- Dans quelle mesure peut-on considérer que le tourisme sexuel est un crime s'il implique des adultes supposés consentants ?
Interpol ne s'occupe que des cas impliquant des enfants, en dessous de l'âge légal de consentement, vendus à l'industrie de la prostitution et qui n'ont que onze, douze ans. À cet âge, des enfants ne peuvent être consentants et nombre de pays occidentaux, notamment européens, ont une législation qui permet de poursuivre légalement leurs ressortissants dès lors qu'ils commettent des offenses sexuelles sur des enfants à l'étranger.
- Quelle part représentent les femmes parmi les touristes sexuels ?
Il y a des femmes qui voyagent à l'étranger pour avoir des relations sexuelles avec des jeunes hommes, mais la très grande majorité des touristes sexuels sont des hommes qui abusent des femmes et des enfants.
- Si les femmes et les enfants sont victimes de traite sexuelle du fait de leur vulnérabilité, qu'est-ce qui fait que des hommes se prostituent ?
Il y a certains pays où il est notoire que des jeunes hommes se prostituent. Nos chercheurs ont procédé à des études qui montrent que ces jeunes gens ne se prostituent pas pour se nourrir, mais pour avoir de l'argent pour s'acheter des Game-boy, des vêtements de marque. C'est la culture de consommation qui pousse ces malheureux.
Ils ne se rendent pas compte qu'ils sont encore des enfants, qu'ils ne peuvent donner leur plein consentement et qu'ils ont été abusés sexuellement par des adultes qui ont la responsabilité de les protéger, non de profiter d'eux.
Mais si vous allez en Asie, par exemple, il y a de nombreux enfants qui sont vendus à l'industrie du sexe par leur propre famille. L'industrie du sexe en Europe s'est aussi énormément développée et il existe une demande massive de jeunes prostituées. Elles pensent venir pour travailler comme serveuses, danseuses, etc. et, en réalité, quand elles arrivent, on les force à se prostituer. C'est une autre facette du tourisme sexuel : prendre des jeunes femmes de pays pauvres vers des pays plus riches pour répondre à la demande de prostituées en Europe et en Amérique du Nord. Ce sont ces mêmes pays où on trouve spécifiquement des gens qui voyagent vers des contrées où ils savent que des enfants se prostituent…
- Pensez-vous que le développement des nouvelles technologies a facilité l'accès des touristes sexuels à la prostitution ?
Il n'y a aucun doute à ce sujet et le nombre d'individus voyageant pour avoir des relations sexuelles avec des enfants est en train d'augmenter. Mais les seules fois où on entend parler de personnes ayant des relations sexuelles avec des enfants, c'est quand elles sont dénoncées, ce qui arrive très rarement. Cela est dû au fait que les criminels qui possèdent des bordels récupèrent l'argent. Les enfants ne reçoivent rien que quelques dollars, ils fournissent un service et celui qui en profite est un criminel qui se cache. Malheureusement, on ne peut savoir combien de personnes, dans chaque avion, se rendent à l'étranger pour avoir des relations sexuelles avec des enfants ; c'est un chiffre impossible à établir.
De nombreuses études sont menées, notamment avec ECPAT, pour encourager les tours opérateurs à respecter une sorte de " code de conduite " qui aide à lutter contre le tourisme sexuel et les gens qui en sont soupçonnés. On demande aux touristes de les dénoncer aux autorités locales, de rester vigilants. Il s'agit de prévenir les gens, de les pousser à réagir, à ne pas fermer les yeux.
- Parmi les personnes qui ont des relations sexuelles à l'étranger avec des prostituées, arrive-t-il que de simples touristes se laissent tenter par une " opportunité " imprévue ?
Cela arrive. Le fait que des enfants se livrent à des relations sexuelles avec des adultes n'en fait pas quelque chose d'autorisé ; ça ne sera jamais acceptable. Les gens se disent : " je donne de l'argent à cet enfant, de cette façon, il pourra manger cette semaine ; je fais quelque chose de bien et non un acte répréhensible ". C'est une façon tordue de penser.
Ce qui empêche les pédophiles de passer à l'acte, ce sont les inhibiteurs, internes ou externes. Par exemple, pour sortir du cas du crime sexuel, on ne vole pas une banque de peur d'aller en prison. Pour le sexe, il y a des inhibiteurs généraux : les gens savent que c'est mal, qu'ils vont détruire la vie d'un enfant, ils savent que ce n'est pas une attitude acceptable, mais ils contournent cette idée et se mettent à penser de façon à excuser leur attitude.
- Quels sont les moyens légaux qu'Interpol emploie pour combattre le tourisme sexuel ?
Nous avons un groupe de travail spécialisé dans la défense des enfants victimes de la criminalité, qui se réunit deux fois par an, dans différents États. Il compte environ quarante pays membres et discute de toutes sortes de problèmes, des nouvelles tendances et des obstacles opérationnels concernant le tourisme sexuel ; il tâche d'identifier les nouvelles destinations qui apparaissent. En fait, nous tentons de trouver les meilleures méthodes d'identification des personnes qui cherchent à avoir des relations sexuelles avec les enfants et nous regroupons dans des " fichiers verts " celles qui ont commis une atteinte à la loi ou qui sont soupçonnées d'abus sexuels.
- Combien de " fichiers verts " sont en ce moment en circulation ?
C'est difficile à évaluer. Mais il faut savoir que la majorité des enfants abusés sexuellement par des adultes le sont par des personnes de leur propre pays, et plus particulièrement par des personnes qu'ils connaissent et en qui ils ont confiance. Ces cas représentent 85 % des agressions sexuelles sur des enfants.
- Pensez-vous que la prévention des sociétés de l'industrie du tourisme est efficace ?
Le code de conduite d'ECPAT, surtout, est distribué aux tours opérateurs, qui ne veulent pas être associés au tourisme sexuel. Air France, les vols long-courriers… tous projettent des petits films montrant le prix des petits objets. Celui d'un petit pot : 3 dollars, d'un souvenir : 5 dollars, d'un enfant : 8 dollars. La cible principale, ce sont les personnes qui voyagent pour diverses raisons et qui, une fois à l'étranger, voyant que les enfants sont " disponibles ", vont les essayer pour " voir comment c'est ".
ECPAT et les compagnies de tourisme travaillent ensemble pour promouvoir la lutte contre le tourisme sexuel et rappeler que c'est quelque chose d'inacceptable, que les gens seront poursuivis et qu'ils iront en prison si on apprend qu'ils ont abusé sexuellement d'enfants.
- Quel est le pourcentage de pédophiles parmi les touristes sexuels ?
C'est impossible à deviner, mais beaucoup. Le fait que la demande de pornographie enfantine sur Internet soit si élevée explique qu'il y ait des centaines de sites qui en proposent.
Ces gens croient qu'ils ne risquent pas grand-chose, que les chances d'être pris sont minces. Mais s'ils sont pris, ils iront en prison, ils perdront leur travail, leur maison, leur famille… Être pédophile n'est pas interdit, en revanche, il y a crime lorsqu'il y a passage à l'action.
- Parvient-on à sortir des personnes de l'esclavage sexuel ?
En Chine, de nombreuses filles sont vendues pour travailler comme employées de maison, femmes de ménage… pour des gens de la campagne, mais, dans les faits, elles finissent par être sexuellement abusées par les personnes qui sont supposées prendre soin d'elles. Certaines de ces jeunes filles sont retrouvées et ramenées chez elles et beaucoup de travail est fait au niveau national pour secourir des enfants qui sont issus des pays limitrophes. Ils ont onze, douze, treize ans, la plupart sont vendus par leurs parents pour 400 ou 500 dollars et lorsque les enfants leur sont ramenés, les trafiquants veulent que leur argent leur soit remboursé. Du coup, l'enfant retombe aussitôt dans l'industrie du sexe. Les criminels qui s'occupent de ce trafic se font plus d'argent en un seul jour, avec une seule fille travaillant dans un bordel, qu'ils ne gagneraient habituellement en travaillant un an ! Et cela, c'est la clef du problème.
- Est-ce que les parents sont punis lorsqu'on se rend compte qu'ils ont vendu leur enfant ?
Il y a beaucoup d'exemples de familles qui croient qu'ils envoient leurs enfants vers des pays plus riches où ils auront une vie meilleure, mais ce n'est pas la majorité. Les jeunes filles qui travaillent comme prostituées ont peur de menaces contre elles, mais surtout contre leurs familles. Comme la jeunesse est un état qui ne dure pas longtemps, il y a toujours une nouvelle demande de jeunes filles pour remplacer les plus vieilles. Et la réalité, c'est qu'il n'y a pas assez de jeunes Occidentales volontaires pour travailler dans l'industrie du sexe, ce qui explique tout ce trafic venant des pays les plus pauvres de la planète.
- Pensez-vous qu'il faut faire une différence entre le tourisme sexuel dans les pays en voie de développement et le tourisme sexuel dans les pays développés ?
Les touristes sexuels qui se rendent vers les pays les plus pauvres y vont parce qu'ils savent que des enfants sont disponibles pour quelques dollars. Mais il y a aussi le fait que les gens n'ignorent pas que s'ils vont dans un bordel en Europe et qu'ils demandent un enfant, la probabilité que quelqu'un les dénonce est beaucoup plus grande. Dans les pays en voie de développement, des officiers de police sont impliqués dans la prostitution, il y a beaucoup plus de corruption, de pots-de-vin…
Dans beaucoup de pays, les gens croient, à tort, qu'avoir des relations sexuelles avec des enfants les protègera de la contamination du sida ou d'autres maladies sexuellement transmissibles, ce qui est faux. En fait, beaucoup de ces enfants ont déjà été contaminés par ces maladies du fait de l'anatomie de leur corps, qu'il est très facile de blesser lors de relations sexuelles avec des adultes. Les chances d'être contaminé sont donc encore plus grandes qu'avec une femme.
- Un dernier mot ?
La chose principale à retenir, c'est que le tourisme sexuel avec un enfant, c'est un viol, ni plus ni moins. C'est inacceptable et nous ferons tout notre possible pour empêcher ça. Et de plus en plus de personnes sont poursuivies dans leur propre pays ainsi que dans le pays où ils ont commis ces actes.
Propos recueillis par Laure Manent
Texte : Marine Goddin, Laure Delmoly et Laure Manent