La gare routière de Fianarantsoa mène largement aux points devant toutes celles que nous connaissons déjà pour son bordel et la malhonnêteté chronique de ses rabatteurs envers les vazahas que nous sommes. Chantal en a fait les frais hier quand un jeune homme, adorable selon ses propos, lui a encaissé ses réservations dans un taxi-brousse. Comme par hasard, j’ai presque envie de dire évidemment, ce matin les billets ne sont plus valides. Lorsque nous nous présentons devant le fameux véhicule, le préposé n’accepte pas que nous montions à bord. Pour lui, nous n’avons pas réglé et, si nous voulons partir, nous devons racheter deux places. Comprenant qu’elle s’était fait avoir, Chantal se voit donc obligée de reprendre deux tickets pour Ambalavao où nous souhaitons nous rendre. On nous attribue deux sièges corrects, celui de Chantal à côté du chauffeur, le mien juste derrière lui, mais pas les deux de devant comme nous l’avions expressément demandé hier. Heureusement, nous n’avons qu’une cinquantaine de kilomètres à effectuer aujourd’hui pour deux petites heures de trajet. Bonne leçon à retenir !
Les bagages à peine déposés à la réception, la chambre n’étant pas encore prête, nous prenons la direction du second marché aux zébus du pays de par son importance. Des centaines de bêtes arrivées à pied à travers les monts arides qui cernent le village sont en train de repartir entassées, mais bien rangées et attachées, dans des camions-bétaillères un peu rustiques en direction de Tananarive en particulier. Je retrouve là l’ambiance de ma jeunesse lorsque j’accompagnais mon père sur les marchés de l’Ouest. Par contre, au contraire de là-bas, le bétail est ici en totale liberté et regroupé par troupeaux. Chaque propriétaire veille sur le sien en empêchant, à l’aide de longs bâtons, les animaux de se disperser. Chose pas forcément aisée lorsque celui-ci n’est constitué que de veaux qui, apeurés par la foule, tentent de prendre la poudre d’escampette. Il en résulte des scènes qui font sourire les spectateurs dont nous faisons partie. Les cris des bouviers et leurs courses en tous sens obligent les gens à s’écarter prestement dans de grands éclats de rire. Le nuage de poussière causé par tout ce remue-ménage a à peine le temps de retomber qu’un autre se soulève à la suite d’une nouvelle tentative d’évasion ! D’une manière plutôt discrète, l’acheteur s’approche d’un troupeau, discute avec le vendeur et traite l’affaire. Après avoir marqué le bétail à ses initiales avec de la peinture verte sur le haut de la cuisse, le nouveau propriétaire glisse une liasse importante dans les mains du vendeur qui ne se gêne pas pour recompter tout l’argent ; on est à Madagascar tout de même ! Aujourd’hui, il ne faut pas moins d’un paquet de 50 billets de 20 000 ariarys pour s’offrir une bonne bête. Une fois tout en ordre, les zébus peuvent alors rejoindre l’un des nombreux corrals où ils vont devoir attendre, dans certains cas jusqu’au lendemain, avant d’être chargés dans les camions. Un peu perdus au milieu des ethnies de haute taille par rapport à toutes celles rencontrées jusqu’à présent, nous tentons tant bien que mal de saisir tous ces beaux moments.
Nous en revenons tout poussiéreux en début d’après-midi. À notre retour à l’hôtel, la douche ne fonctionnant pas à cause d’une coupure de courant, nous nous lavons comme nous le pouvons dans un seau mis à disposition dans la salle de bains. Et après une toilette rudimentaire, nous repartons vite en quête d’images dans les rues du village.
À peine dehors, une cohorte de gamins d’une saleté improbable nous lance le complaisant surnom qu’ont les étrangers à Madagascar. Vazaha ! Vazaha ! Leurs sourires nature nous touchent. La distribution de confiserie peut alors commencer. Mais cette fois, l’émeute à laquelle nous nous attendions n’arrive pas du tout. Dans un ordre presque militaire, les menottes se tendent et se referment sur le bonbon tant espéré. Pas un seul n’oublie de nous remercier avant de retourner rejoindre les autres adossés au mur. Tous agitent leurs mains en nous regardant partir et leurs mines réjouies font plaisir à voir. Plus loin, nous tombons sur trois étudiants en tourisme avec qui nous testons, à leur demande, leur niveau d’anglais. Chacun leur tour, ils récitent le même texte appris par cœur sur le marché aux zébus. Nous les encourageons à continuer leur scolarité. Fiers comme des paons, ils poursuivent leur chemin et nous le nôtre.
Pour ce premier soir, Jean-Marie, le surprenant patron qui a fait l’école hôtelière en France à 60 ans, nous a concocté un bourguignon de zébu de derrière les fagots. Tout simplement excellent. Et que dire de l’épaisse tranche d’un foie gras malgache qu’il nous a servie accompagnée d’un ratafia local ? À la fin de ce diner aux chandelles à cause d’une coupure d’électricité, nous décidons de rester plus longtemps que les deux nuits initialement prévues. Jean-Marie rigole en nous offrant deux petits verres de rhum arrangé au litchi.
La douche bien chaude terminée, nous partons directement au marché aux zébus. Il est 6 h 30 et nous prendrons le petit-déjeuner au retour. En ce second jour, le troupeau nous semble plus réduit qu’hier. En fait, je crois comprendre qu’il s’agit de « soldes ». Ce qui n’a pas été écoulé la veille doit disparaitre aujourd’hui ! Pendant que les dernières affaires se traitent, les éleveurs les plus malchanceux quittent les lieux avec tout leur troupeau ou, au mieux, ce qu’il en reste. Les bêtes vendues, dont certaines ont passé la nuit sur place, attendent dans les corrals d’être embarquées dans les camions. Je viens de revivre, en deux matinées de marché, un moment émouvant me rappelant mes tendres années… Christina et Chandra, deux gamines dont nous avons fait la connaissance hier, nous retrouvent et nous raccompagnent jusqu’à l’hôtel. Un petit garçon qui perd son pantalon se joint à nous. En chemin, tous les trois prennent des poses de stars qui feraient presque oublier leur saleté ! Mais leur gentillesse et surtout leurs rires compensent complètement ce qui passerait dans notre société pour une tare réelle.
Nous ressortons en fin d’après-midi lorsque le soleil déclinant éclaire de belle manière les façades colorées des maisons et des boutiques de la rue principale. Je réussis là quelques jolies photos. Satisfait et abrité sous mon chapeau betsileo, je chantonne « Maladie d’amour » de Salvador, un refrain qui me trotte dans la tête depuis quelques jours déjà. Allez savoir pourquoi !
Ce soir, avec les magrets de canard au miel commandés, Jean-Marie nous fait découvrir un vin local à l’orange. Surprenant, mais étonnamment bon en accompagnement de notre plat ! Une banane flambée et deux petits verres de rhum viennent conclure le repas. Décidément, nous ne pouvons que nous satisfaire de notre choix de prolonger le séjour ici !
Le lendemain, je reste à l’hôtel répondre à quelques emails urgents et travailler sur mes sites. Je n’en sors qu’en fin d’après-midi pour aller visiter une fabrique de papier où les artisans incluent des pétales de fleurs juste avant le séchage de la pâte. Les feuilles que nous avons vues au Vietnam, en Chine ou en Thaïlande nous semblent plus réussies. Sur le chemin de retour vers l’hôtel, nous croisons une quantité impressionnante de personnes revêtues d’un ticheurte orange à l’effigie du candidat qui reviennent du meeting que le favori des élections présidentielles, Andry Rajoelina, vient de donner à l’autre bout du village. Trois gros hélicoptères à ses couleurs avaient en effet tourné au-dessus de nos têtes quelques heures auparavant, mais nous ne savions pas qu’il venait faire campagne ici. L’ambiance est plutôt chaleureuse et plusieurs personnes demandent à être prises en photo avec nous. Sympa !
Malgré la coupure électrique quotidienne de deux heures au plus mauvais moment, Jean-Marie se débrouille pour nous concocter un camembert local pané de la meilleure facture.
Le lendemain, je reste travailler toute la journée sur le récit de notre séjour à la Réunion. J’arrive à le mettre en ligne juste avant qu’un orage n’éclate et… ne coupe l’électricité !
Nouveau diner aux chandelles donc, et foie gras accompagné de son verre de ratafia. Avec sa gentillesse innée, Jean-Marie nous offre, en plus, à goûter du vin rouge épicé. Toujours aussi surprenant et toujours aussi bon !
En ce dimanche matin, comme une grande partie de la population, nous prenons le chemin de l’église. Tous ont revêtu la « tenue du dimanche » d’une propreté étonnante par rapport à celle qu’ils portent les autres jours de la semaine. Je profite de l’occasion pour photographier un gamin avec sa chemise satinée immaculée et ses chaussures bicolores plutôt inattendues. L’office a débuté et nous restons à l’extérieur avec tous ceux qui n’ont pu trouver place à l’intérieur. Beaucoup de jeunes viennent tester leur anglais ou leur français en notre compagnie. Chantal fait la distribution des bonbons et obtient très vite un certain succès. Le défilé des dames à chapeaux et à robes colorées et des hommes aux chemises étincelantes débute dès que la messe se termine. Beaucoup nous saluent poliment. L’émotion nous envahit soudain. Voilà l’une des raisons, sinon le réel pourquoi, pour lesquelles nous adorons notre vie de voyageurs…
Le ciel s’obscurcit dans l’après-midi et le vent qui se lève nous oblige à quitter le marché où nous trainons au milieu des fruits et des légumes. Pour aller diner, nous mettons tous les deux une paire de chaussettes. À plus de 1 300 mètres d’altitude, la fraicheur tombe en effet très vite lorsque le soleil disparait.
Pour notre dernier soir, Jean-Marie nous a concocté de l’anguille. D’habitude, je n’en suis pas très friand, mais le chef tenait absolument à nous faire goûter l’une de ses spécialités servie avec un gratin dauphinois qui agrémente avec bonheur les tronçons de poissons en sauce. Même avec le succulent vin d’Afrique du Sud que le jeune stagiaire de l’école hôtelière nous a conseillé, nous n’arrivons pas à terminer nos assiettes trop copieuses. Cela ne nous empêche pourtant pas de conclure le diner avec une savoureuse banane flambée. Nous avons tous les deux la panse prête à exploser. Dire que je pensais ne pas trop aimer !
Il ne nous reste plus qu’à regagner la chambre et boucler nos bagages pour le départ matinal de demain pour Fianarantsoa.
Avec le recul, cette étape à Ambalavao demeurera celle que nous aurons préférée durant tout notre séjour à Madagascar. Nous avons largement apprécié la quiétude de l’endroit et la gentillesse de sa population. Pour ma part, j’y ai réalisé quelques photos, portraits et scènes de rue aux couleurs chatoyantes, dont je suis assez fier. Chantal s’est surprise elle-même avec la qualité des siennes. Et puis, comment oublier les diners chez Jean-Marie, l’étonnant élève retraité d’école hôtelière et gérant de la Résidence Betsileo ?…