Au cœur des ténèbres dans la cité futuriste de Pudong

Forum Shanghai

AU COEUR DES TENEBRES…

Face aux façades majestueuses du Bund, la cité futuriste de Pudong offre un horizon ininterrompu de tours de verre et d’acier. Dans cette ville artificielle, à la fois effrayante et fascinante, toute trace d’imprévu semble avoir été abolie. Bienvenue dans la Matrice…

Ville du futur, métropole high-tech, cité du troisième millénaire, Manhattan chinois,… Les superlatifs se bousculent au moment d’aborder la zone économique de Pudong, située sur l’autre rive du fleuve. Immense concentration de tours de toutes tailles, cette véritable agglomération dans la ville - aussi grande que Singapour ! - à surgi de terre en à peine une décennie, recouvrant les paisibles champs fertiles que les quelques habitants parvenaient encore miraculeusement à exploiter « a l’ancienne », aux portes de la métropole en pleine expansion.

De la rive d’en face - et depuis le pont du ferry qui m’emmène sur place - Pudong m’éblouit par une impressionnante concentration de technologie qui, où que se porte le regard, semble dessiner un horizon sans bornes de buildings aux formes les plus improbables. Iceberg de miroirs, seringue d’acier, monolithe doré, bulbe de verre, ogive bleutée… Chaque nouvel édifice semble conçu pour éclipser le précèdent, tant par un gigantisme supérieur que par une créativité encore plus débridée.

Pudong est un laboratoire géant dédié aux expériences architecturales les plus folles, un immense Disneyland d’affaires pour businessmen en mal de vertigineuses sensations… Comme indifférent à ce spectacle, le ferry accoste lentement, déversant ses passagers directement au pied des tours gigantesques.

Bienvenue à « Jurarchic Park »…


“Pudong est un laboratoire géant dédié aux expériences architecturales les plus folles, un immense Disneyland d’affaires pour businessmen en mal de vertigineuses sensations”

Exceptionnellement, la marche ne se révèle pas, ici, le meilleur moyen d’aborder la ville.

Après avoir « slalomé » à pied entre les premières tours, on comprend vite que rien ici - sinon la monotonie - ne peut surgir de la contemplation des détails, de la lenteur méditative ou de l’observation minutieuse. Pudong s’appréhende exclusivement par l’action, le mouvement, la vitesse, la capacité à faire défiler chaque instant dans une vertigineuse accélération.

Le minimum vital, ici, c’est de prendre un taxi et demander au chauffeur d’emprunter (par exemple), la gigantesque “Avenue du Siècle”, longue de 5 km, dont la démesure ferait passer la rue de Rivoli pour une aimable ruelle de quartier.

Dans cette hallucinante errance rectiligne (le chauffeur s’interroge sur le fait que je lui demande de partir tout droit, sans destination précise…), on voit de nouveau défiler, dans le reflet des vitres, tout ce que l’urbanisme moderne sait produire avec de l’acier, du béton et du verre. Globes géants façon Géode, fusées de métal dont les pointes de perdent dans les brumes, arches grandioses dont le trou central semblent conçu pour laisser passer un dragon, dômes démesurés aux airs de vaisseau spatial…

Et lorsque les buildings ne se réduisent qu’à de simples cubes,ce n’est que pour mieux soigner leurs sommets, qui prennent alors des formes à la créativité sans fin : couronne de verre, soucoupe volante, temple grec, pyramide égyptienne, vague géante, toit en pagode ou en fleur…

A Pudong, l’architecture n’est pas un art. C’est un show !

“A Pudong, l’architecture n’est pas un art. C’est un show !”

Comme toujours dans ces cas-là, la concentration de grands volumes révèle rapidement le vide qu’ils prétendent occuper. A la question du Néant dans l’existence, les chinois - mais ils ne sont pas les seuls - apportent ici une réponse toute quantitative : le gigantisme pour combler, la profusion pour remplir, la démesure pour impressionner….

Un sentiment d’autant plus vif qu’à la hauteur des buildings gigantesques s’ajoute la largeur de voies multiples qui quadrillent la ville. Si l’on souhaite tourner ici, il faut bien avoir à l’esprit la règle suivante : seul l’angle droit est possible, à gauche, à droite ou même vers le haut, en empruntant l’un des ascenseurs qui vous propulsent à grande vitesse (pression dans les oreilles garantie !) vers le sommet des gratte-ciel.

Impressionnante balade en 3 dimensions, où l’on a l’impression d’évoluer dans un graphique géant, dont le but semble être d’éliminer le hasard, d’abolir l’aléa, de pulvériser dans l’oeuf une liberté dont on craint visiblement les formidables puissances de désordre…

C’est fou ici tout ce que l’Homme peut mettre en oeuvre pour contribuer à sa propre déshumanisation !


" Impressionnante balade en 3 dimensions, où l’on a l’impression d’évoluer dans un graphique géant, dont le but semble être d’éliminer le hasard, d’abolir l’aléa, de pulvériser dans l’oeuf une liberté dont on craint visiblement les formidables puissances de désordre…"

Après avoir contourné un vaste rond-point - au centre duquel une immense structure parabolique semble avoir été conçue pour communiquer avec les extra-terrestres - le taxi emprunte la même voie dans l’autre sens, au moment où la tombée de la nuit plonge lentement les immeubles dans l’obscurité. Atmosphère brumeuse, ambiance crépusculaire, vision impressionnante des silhouettes de ces géants dont le gothique high-tech évoque les paysages survolés par Batman dans Gotham City !

Revenu près du fleuve, on ne peut achever cette plongée dans le futur sans s’élever au sommet d’un dernier gratte-ciel, comme unultime regard sur la démesure en marche. Il y a bien l’Oriental Pearl TV Tower, incroyable minaret perforant 3 bulbes roses (le jour) ou multicolores (la nuit).Mais mieux vaut choisir le Jin Mao Building, étonnante Muraille de Chine verticale en forme d’épi de maïs transgénique.

La vue sur la ville illuminée, dont l’étendue semble sans fin, est évidemment à couper le souffle, tout comme la vision du coeur de la tour, puit vertigineux descendant jusqu’au hall du Grand Hyatt Hotel (le plus haut du monde), quelques 40 étages plus bas.

Devant cet abîme de lumière orangée, alors que s’entrechoquent comme des particules les sensations de la journée, le Vide qu’on avait tant caché à l’extérieur resurgit brusquement devant vous…

Sentiment de puissance au somment, sensation d’écrasement à la base, expérience du Néant à l’intérieur… Y a-t-il, finalement, meilleur résumé de la Condition Humaine que ce gratte-ciel en forme de pagode du 21ème siècle ?

A la fin d’« Au coeur des ténèbres » (Joseph Conrad), fasciné par la beauté sauvage de la jungle et du chaos qui l’entourent, Kurtz, personnage mystérieux, ne parvient plus qu’a répéter ce seul mot: « l’horreur ! l’horreur ! »… Dans la démesure ordonnée de cette forêt de buildings se loge aussi, étrangement, quelque chose de pur, inhumain et fascinant…


“Dans la démesure ordonnée de cette forêt de buildings se loge aussi, étrangement, quelque chose de pur, inhumain et fascinant…”

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