Sous-titre du carnet: Ferme eut’bouc tin nez va quer eud’dans (expression en langue picarde, littéralement « Ferme ta bouche ton nez va tomber dedans »; se dit à une personne ébahie).
**La fantaisie et le dépaysement sont quelquefois tout près de chez vous ! J’aime aller aux quatre coins de la planète, mais il peut y avoir aussi tout un monde à peine plus loin que le coin de votre rue… et même le bout de votre nez ! Je vais donc vous raconter en image la belle kermesse d’Ath, que nous avons découverte seulement en août dernier, alors que nous sommes voisins (**nous habitons Lille).
Ooooooooh, des géants !
Ah comme je les aime ! Dans le Nord nous avons beaucoup de ces géants, comme Reuze Papa et Reuze Maman à Cassel, ou encore Gayant, Marie et leurs enfants Binbin, Jacquot et Fillon à Douai, et bien d’autres encore.
__Hein ? Quoi ? Chavez po quo qu’ch’est qu’in Géant deuch’Nord?__Et bien c’est un héros bienveillant, une figure légendaire (à l’origine des géants, une figure biblique), un protecteur, un symbole, qui est lié à une ville et qui la parcourt en marchant et en dansant au moment du carnaval ou de la fête locale… La tradition serait née au Portugal au 13<sup>ème</sup> siècle (en tout cas c’est là qu’on en a les premiers témoignages), puis on les rencontre dans les Pays bas à partir du 15<sup>ème</sup> siècle. Dans le Nord, les plus anciens sont Gayant et Marie de Douai (16<sup>ème</sup> siècle) mais on en a vu beaucoup de nouveaux apparaître depuis les années 80, avec le revival des carnavals… Bon en pratique c’est un grand personnage (ou figure animale) qui mesure plusieurs mètres ; la structure en osier, le corps est souvent en papier mâché mais la tête peut être en bois comme à Ath (bois de tilleul), et les vêtements et les accessoires sont de tissu, cuir et bois. La robe évasée (pour les géants mâles comme femelles) permet à un ou des porteurs de se glisser sous le géant pour le déplacer à la seule force des bras, épaules et jambes, et même lui faire faire des pas de danse ! Il y a plus de 1500 géants en Belgique et 450 dans les Hauts de France, très majoritairement dans les départements du Nord et du Pas de Calais.
A Ath des géants il y en a … PLEIN ! Je n’en ai jamais vu autant en même temps. Et tous sont portés par un seul homme (à l’exception de Bayard, vous verrez plus loin pourquoi), alors que la structure pèse plus de 100 kilos… les porteurs se succèdent donc rapidement ! La Ducasse d’Ath et ses géants sont inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2008, comme éléments des « Géants et dragons processionnels de Belgique et de France ».
La ducasse d’Ath est de surcroît remarquable par son ancienneté, et son ancrage local ; il est fait mention d’une procession dès 1399, et aujourd’hui les nombreuses compagnies musicales sont encore locales (Ath et communes avoisinantes). Le rendez-vous est extrêmement populaire : une bonne partie de la population est là, toutes générations confondues… Tous connaissent les groupes, chars et géants, et chacun a son préféré ! A l’origine, ce sont des groupes religieux qui défilaient et illustraient des épisodes de la Bible ou de la Légende dorée. Puis progressivement le défilé s’est sécularisé et n’a cessé d’évoluer en intégrant de nouveaux géants, des personnages historiques ou des allégories, en lien avec l’histoire locale (Ath, Hainaut belge, Belgique).
Enfin, les très beaux chars sont tous tirés par de magnifiques chevaux de trait, et ça c’est extraordinaire ! Le conseil municipal est lui-même embarqué dans de belles calèches qui closent le défilé.
Pour finir avec cette longue introduction, sachez que la Ducasse d’Ath dure plusieurs jours mais que le point culminant en est la procession extrêmement codifiée qui a lieu le 4<sup>ème</sup> dimanche d’Août (en fait la procession passe 2 fois, une le matin et une l’après-midi).
Alors, ch’est parti !
En ce dimanche 26 août, nous voici donc à Ath en début d’après-midi pour voir la procession. Quel engouement populaire ! Chacun arbore les couleurs de la ville (violet, jaune et blanc), souvent avec un collier de tissu torsadé. Tout le monde est content, souriant, depuis le bambin hilare jusqu’à la guillerette centenaire, qui boit sa bière avec le cousin aux joues rubicondes et la jolie nièce blondinette aux brins d’juda (aux tâches de rousseur). ça s’apostrophe, ça rigole, ça chantonne, ça se congratule dans tous les coins.
Les gens commencent à se positionner aux endroits stratégiques du parcours, à savoir des endroits élargis où les géants vont s’arrêter pour exécuter une danse, sous les flonflons des fanfares qui les accompagnent. Et des fanfares, y’en a, au moins une par géant et par char !
L’attente passe vite dans cette ambiance joyeuse. A un moment, la musique se fait plus forte, et voici qu’apparaît enfin le premier géant ! Il s’agit de « l’aigle à deux têtes », sur lequel un bambin (un vrai) est assis, bien sécurisé sur sa petite chaise.
Présent dans le cortège depuis la fin du 17<sup>ème</sup> siècle, il n’avait au départ qu’une tête (normal, quoi) et accompagnait la confrérie des tailleurs. Il gagna une deuxième tête lors de la visite royale de 1854 (allez savoir pourquoi !). Il est haut de 3 mètres 30, et il pèse 115 kilos (sans l’enfant). Tous les hommes que vous voyez en blanc sont des porteurs qui se relaient. Sa danse consiste à faire tourner sur lui-même l’oiseau… on se dit que ch’tiot là haut doit avoir la tête qui tourne !
Puis, c’est la « barque des pêcheurs napolitains ». C’est un char magnifique, qui représente un navire et aux gréments duquel des jolis marins sont accrochés. Ce char apparut dans le défilé pour la première fois en 1856.
Il est suivi d’un géant humain, juché sur des échasses. C’est « Saint christophe de Flobech », qui tient un bâton fleuri et porte le Christ sur ses épaules (là ce n’est pas un vrai enfant !). Apparu au 19<sup>ème</sup> siècle, il disparut ensuite du cortège avant d’y être réintroduit en 1976.
Samson, mentionné dans le cortège depuis 1679. C’est le Samson de la bible, portant la colonne du Temple, mais qui depuis le début du 19<sup>ème</sup> siècle est revêtu de l’uniforme français des « Bleus », qui l’accompagnent. Ces derniers sont les héritiers de l’ancienne confrérie des canonniers-arquebusiers, et ils ponctuent leur défilé de salves.
Samson mesure 4 mètres 30 et pèse 121 kilos ! Et ici, la fanfare de Moulbaix, qui suit Samson !
Puis voici le tour du « canon du Mont Sarah », un groupe récent introduit en 1975. Il évoque la révolution de 1830 ; le dentelière Marie-Anne Leroy harangue ses compatriotes et tous entonnent un air de l’opéra « la muette de Portici » (opéra français d’Auber). C’est en effet à l’issue d’une représentation de cet opéra à Bruxelles qu’éclatèrent des troubles qui menèrent à la révolution de 1830.
Voici maintenant le char de l’horticulture, créé en 1850, et qui représente la déesse Flore au-dessus d’un parterre de fleurs et de petites nymphes.
Ooooooh, encore un géant ! Il s’agit d’Ambiorix, attesté depuis la fin du 18<sup>ème</sup> siècle.
Ambiorix est un exemple de “géant mutant” : au départ à sa création il s’agit de « Tirant l’archer », qui en 1850 se mue en Ambiorix (il garde alors son arc et ses flèches mais il change de costume et se pare d’une peau de bête sur les épaules). Ambiorix était le chef des Eburons, une tribu gauloise, et il infligea une défaite cinglante aux romains en 54 avant Jésus Christ (un cousin d’Astérix, quoi). Il est devenu un des héros nationaux de la Belgique, porté au 19<sup>ème</sup> siècle par le même mouvement que celui qui toucha la figure de Vercingétorix en France, d’où la mutation de Tirant… Ce dernier a d’ailleurs été ressuscité récemment (en 1991) et il lance maintenant chaque année les festivités en patronnant le concours de tir à l’arc qui a lieu le vendredi ; mais nous ne l’avons pas vu dans le cortège.
C’est la fanfare d’Irchonwelz qui fait danser Ambiorix. Il pèse 130 kilos et mesure 3 mètres 75 ! Il est accompagné d’une belle compagnie d’hommes d’armes, des hallebardiers.
Ici, c’est le "char des états provinciaux", suivi du “char de la navigation” (depuis 1885).
Et maintenant c’est une beauté qui s’avance, à la longue chevelure noire tressée et au superbe soutien-gorge métallique que n’auraient pas renié les Walkiries… C’est « Mademoiselle Victoire », créée en 1793 pour célébrer les victoires autrichiennes sur les Français. La géante symbolise la ville d’Ath, dont elle porte les couleurs. Elle mesure 4 mètres 07 et pèse 130 kilos. Quand elle danse en tournant sur elle même, ses longs cheveux flottent dans les airs !
Voici la très joyeuse fanfare de Lorette, qui accompagne Mademoiselle Victoire. Ce sont de joyeux lurons !
Le char de l’agriculture, créé en 1850, présente la déesse Cérès entourée de paysans et de paysanes.
Maintenant, c’est le char « d’Albert et d’Isabelle » qui s’avance. Il a été introduit dans le cortège en 1906, pour rappeler aux Athois le règle des archiducs Albert et Isabelle au début du 17<sup>ème</sup> siècle. Il est escorté d’une très belle compagnie d’hommes d’armes.
Mais soudain on voit au coin de la rue tout là bas s’avancer une immense silhouette. C’est le cheval Bayard ! Imaginez, c’est un cheval géant, et sur son dos, à plus de 4 mètres du sol, 4 enfants-chevaliers ! Il est accompagné par les majorettes et la musique d’Hussignies.
La présence du cheval Bayard est attestée sur le défilé depuis 1462… rendez-vous compte, 30 ans avant que Cristobal Colomb ne pose le pied sur le continent américain ! Il porte les 4 fils Aymon, selon une chanson de geste populaire du 13<sup>ème</sup> siècle. Il a disparu du cortège au 16<sup>ème</sup> siècle avant d’être réintroduit en 1948.
Il mesure 6 mètres 30, pèse 632 kilos sans les enfants et a 16 porteurs ! INCROYABLE !
Voici en vrac le char des 9 province, le groupe des 5 cantons, le groupe des 19 communes et le char de la ville…
Ravisse, v’la Gouyasse et s’Dame ! (regarde, voilà Goliath et sa Dame)
Faisons maintenant place au couple-star de la Ducasse, je parle de Goliath et de « sa dame » (elle n’a pas de prénom). Chaque année, ces 2 là se remarient pendant les fêtes ! La présence de goliath est attestée depuis 1481, et celle de sa femme depuis 1715. Goliath mesure 3 mètres 95 et pèse 129 kilos, tandis que Madame pèse 117 kilos et mesure 3 mètres 90. Ils sont accompagnés par la fanfare Saint Martin d’Ath. Cinq personnages exercent la police autour du couple : le diable Magnon, qui fait peur aux enfants, les deux chevaux Diricq et les deux hommes de feuille.
Une petite parenthèse : Vendredi soir, comme chaque année, Goliath (Gouyasse en Picard) a enterré sa vie de garçon, avec la cérémonie dite du « brûlage des marronnes ». En Picard, langue parlée depuis la Picardie jusqu’au Hainaut belge, en passant par le Nord et le Pas de Calais où il est appelé Chti, les marronnes désignent les culottes. Ici, on brûle donc le pantalon de Goliath, bourré de paille et de pétards ! Le samedi après midi a lieu le mariage : les fiancés dansent pour la première fois ensemble sur l’air du grand gouyasse, dont les paroles sont chantées en cœur par la foule, puis une cérémonie est donnée dans l’église Saint Julien. Puis à 17h devant l’hôtel de ville se déroule un « jeu combat » très ritualisé, mis en scène depuis le 15<sup>ème</sup> siècle : c’est le combat entre David et Goliath. Un enfant de la ville joue le rôle de David. Goliath et lui s’affrontent d’abord en parole puis David doit essayer d’envoyer une balle dans la fente située dans le bas de la robe de Goliath (la fente par laquelle les porteurs se faufilent sous la corbeille).
Mais revenons au défilé. Goliath et sa dame s’avancent, à tour de rôle. L’est bélote, madame Goliath, mais elle a l’air un peu mélancolique.
Puis les deux géants commencent à danser et se rapprocher l’un de l’autre… toujours en dansant, ils s’embrassent, et la foule applaudit à tout rompre.
Voilà, le défilé est presque terminé, voici les membres du conseil communal dans de belles calèches (le bourgmestre, les échevins et les conseillers).
In a n’a pris plein s’mirettes. In r’viendra vir eul’Ducasse d’Ath ! (on en a pris plein les yeux, on reviendra voir la Ducasse d’Ath).
Voilà, je suis heureuse d’avoir partagé avec vous cette pépite, et j’espère vous avoir transmis un peu du bonheur de participer à un tel évènement populaire et bon enfant.
Pour les plus curieux, je vous conseiller d’aller lire deux articles très complets sur Wikipedia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ducasse_d%27Ath sur la ducasse
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9ants_de_processions_et_de_cort%C3%A8ges sur les géants
Ainsi que deux sites locaux, d’où j’ai tiré les informations sur les personnages et les groupes :
http://www.ath.be/loisirs/folklore/ducasse-dath/composition-du-cortege
http://ducasse-ath.be/
Et puis le site terre de géants http://www.terre-de-geants.fr/a-la-decouverte-des-geants/histoire-des-geants/ est aussi à signaler.