Bonjour,
J’ai lu votre message avec grand intérêt, et je peux confirmer que ce pays - que je fréquente depuis bientôt 35 ans, et où je vis aujourd’hui avec la seule famille qui me reste - a bien changé. Mais je ne dirai pas forcément qu’il a changé en mal. En fait, vous parlez de choses que je ne connais pas : locations de moto, plages, cocktails sur un transat, etc. Vous parlez de la Thaïlande touristique, celle où se concentrent les “expats” et les retraités (pour ma part, je me considère bien davantage comme un “immigré” que comme un “expat”), vous parlez de la Thaïlande que j’aurais sans doute choisie si je n’avais pas une épouse siamoise native de la province, qui m’a supporté pendant 25 ans en France (bien du mérite !) et à qui j’ai promis de partager sa vie encore 25 ans dans le royaume (incorrigible optimiste !). Résidant dans l’Isan, la région la plus pauvre de la Thaïlande (mais on y est davantage en terre lao qu’en terre siamoise) je n’y ai jamais l’occasion de boire un verre d’alcool sur un transat. Je n’ai jamais l’occasion de m’accouder à un bar, il n’y en a pas. En revanche, j’ai trouvé chez Makro un petit Cabernet Sauvignon tout à fait acceptable, pour un prix relativement correct.
Aujourd’hui, une route goudronnée, à deux voies, remplace la piste en terre battue qui traversait la ville il y a trente-cinq ans. Les rares voitures qui passaient soulevaient des nuages de poussière rougeâtre. Aujourd’hui, les derniers “samlor” qui travaillaient encore disparaissent les uns après les autres. On ne s’en plaindra pas. Tirer à la force des pédales une bourgeoise ventripotente avec ses 30 kilos d’emplettes fait peut-être très couleur locale pour les touristes, mais personne ne choisit cette condition de gaîté de coeur. Aujourd’hui, il y a des antennes satellites sur la plupart des toits, et la plupart des gens se promènent avec un téléphone mobile à la main (ce n’est pas forcément un progrès, mais il y a 35 ans, je n’aurais jamais pu lire votre message et y répondre). Aujourd’hui, mes neveux et nièces, petits cousins, petites cousines, vont à l’école, au lycée, à l’université, et ils rêvent à autre chose qu’à repiquer du riz dans les rizières, le seul avenir qui était promis à leurs aïeuls. Ils apprennent par coeur les douze commandements ronflants de “Tonton Tu”, et sont écartelés entre le nationalisme de rigueur, le repli morbide sur les valeurs nationales, et la mondialisation qui s’invite chaque jour un peu plus dans leurs idéaux, en dépit de la répression qui frappe aujourd’hui tous ceux qui essayent peu ou prou de penser hors des chemins balisés (on demande toujours si les éléphants sont bien traités, on ne demande jamais si les Thaïs le sont). Aujourd’hui, mes voisins ont trois voitures et trois motos, ils sont bien plus riches que moi, même s’ils sont évidemment surendettés, comme tout le monde. Ce n’est pas la faute de la Thaïlande, mais de l’économie de marché dans laquelle le pays s’est jeté tête baissée, et qui, soyons honnêtes, a permis à l’immense majorité des gens d’améliorer leurs conditions de vie de façon spectaculaire - en attendant la prochaine crise économique, la prochaine crise politique, la prochaine crise religieuse, la prochaine crise de conscience.
Un pays “émergent” est en train de revendiquer, petit à petit, sa place dans la cour des grands. Il a encore pas mal de chemin à faire, notamment sur le plan de la démocratie, mais il faudra s’y habituer (s’y résigner ?) les prix vont augmenter encore et toujours. Les touristes et les étrangers seront toujours les bienvenus, à la condition expresse qu’ils apportent leurs devises et qu’ils les dépensent largement. Il faudra s’y faire : la Thaïlande sera de moins en moins une destination de routards, et de plus en plus une destination de gens friqués, de consommateurs de vacances.
Vous parlez du sourire ? C’est un mythe pour touristes. Ce fameux sourire, je ne l’ai jamais vu, du moins pas plus que n’importe où dans le monde. Envers un farang, il y a 35 ans, c’était au mieux de la méfiance, de la curiosité ou de la moquerie, au pire de l’hostilité. Aujourd’hui, c’est de l’indifférence. Un farang parmi d’autres, le temps qu’il dépense son fric et qu’on lui refuse son prochain visa pour cause de revenus insuffisants…
J’ai lu un article sur un phénomène que j’ignorais complètement : le “Mal de Paris”. Il touche notamment les touristes japonais qui avaient idéalisé la capitale française, qui n’y voyaient que les grands noms de la mode, le luxe, la haute couture, la haute gastronomie, les Champs-Élysées, le Montmartre folklorique et faisandé où brille l’épicerie d’Amélie Poulain. Confrontés à la dure réalité, au RER sale et bondé, aux pickpockets, aux bandes de Roms, aux grèves des éboueurs, à la misère sociale, certains craquent complètement et se retrouvent aux urgences psychiatriques avant d’être rapatriés dans leur pays. Choc culturel. On peut avoir le même en Thaïlande. Il y a un monde entre les images sur papier glacé des voyagistes et la réalité. On n’est pas sur la même planète. D’où le danger d’idéaliser un pays qui n’est en rien idéal, du moins dès qu’on sort des routes touristiques où chacun s’efforce, chapeau bas et sourire obligé, de vous dérouler le tapis rouge et d’honorer, non pas votre petite personne, dont tout le monde se fiche, mais vos beaux euros.
Et malgré tout, j’aime ce pays. Et le pire, c’est que je ne pourrais pas dire pourquoi. Ce n’est ni pour ses plages “idylliques” (c’est le terme de rigueur), ni pour ses bars à putes (encore que, mais j’ai passé l’âge, et ma femme ne serait pas d’accord), ni pour ses réserves d’éléphants (bien traités, c’est encore de rigueur), son folklore foireux, son histoire trafiquée que personne ne connaît, à part moi, un peu, et une douzaine d’étudiants de l’Université Chulalongkorn ou Thammasat (ceux qui ne sont pas encore dans les geôles de la junte), ses temples à l’abandon, sa langue incompréhensible, sa politique minable, sa politesse de façade, sa fierté mal placée, ses illusions tragiques, ses soubresauts dérisoires et sa résignation pathétique, ses certitudes éhontées, non, il doit y avoir autre chose. Peut-être cet oiseau qui chante le matin devant ma fenêtre, à l’heure où les bonzes passent en procession dans la rue, pieds nus, suivis des moinillons qui s’efforcent (c’est dur, à treize ou quatorze ans) de rester sérieux et concentrés (Nor nen, maï mong !) Il m’arrive parfois de me demander : Mais, bon sang, qu’est-ce que je fiche là ? et puis, voilà l’oiseau qui chante…
Cordialement,
PVM