…où comment redécouvrir, le temps d’une errance maritime le long des docks , la magie d’un port, lieu d’une perpétuelle invitation au départ…
Comme tous les grands ports du monde, Shanghai est un lieu qui devrait s’aborder pour la première fois par la mer. Naviguer des semaines entières, s’imprégner progressivement de la destination, ressentir l’approche de la terre ferme, apercevoir les premières lueurs de la ville puis la voir grandir lentement, poser enfin pied à terre à la manière d’un Christophe Colomb découvrant l’Amérique… Autant d’étapes qui, autrefois, faisaient partie intégrante du voyage, mais que le trajet en avion élimine définitivement.
Pour retrouver quelques une de ces sensations «maritimes», on peut, à Shanghai, emprunter l’un des nombreux bateaux qui partent en «croisière» sur la rivière Hangpu, bras d’eau séparant la ville en 2. Outre le tranquille bercement du bateau et la voix mélodieuse de l’hôtesse, ce «voyage dans le voyage» permet, trois heures durant, de s’échapper de la ville démentielle et de substituer aux compressions urbaines (de plus en plus intenses avec le Nouvel An chinois) les vertus régénératrices de l’air du grand large.
Dès le tout premier mile du parcours, la perspective que l’on avait de la ville depuis la terre ferme change radicalement. Aux sensations de confinement subies de manière permanente succède une vision aérée de la ville, dont on prends plus encore la mesure de l’immensité.
A ma droite, la courbe interminable du Bund, avec ses magnifiques façades (banques, hôtels…) du Shanghai d’un autre siècle. A ma gauche, la ville futuriste de Pudong, avec sa jungle de gratte-ciels de toutes formes à perte de vue. En un seul regard, on embrase ainsi toute l’histoire de la ville, dans l’un de ces saisissants raccourcis que seul les ports peuvent offrir.
Ce n’est qu’après avoir franchi un impressionnant pont suspendu que l’on débouche brusquement sur les installations portuaires. Le choc n’en est que plus intense : s’étalant sur des kilomètres, une autre vi(ll)e défile sous vos yeux, avec, là encore, le gigantisme comme marque de fabrique. Quais de débarquements démesurés où viennent sagement s’amarrer des tankers de la taille d’immeubles, chantier naval gigantesque alignant les carcasses immenses de navires en construction, grues de déchargement suractives s’affairant - telles des mantes-religieuses géantes - autour des bateaux, usines d’hydrocarbure aux longues cheminées crachant leur fumée blanchâtre…
Tout un univers tentaculaire, où l’on a peine à distinguer l’humain,tant il semble réduit à l’état d’atome microscopique.
Sur l’eau, l’activité n’a rien à envier à celle des docks. Si l’on croise bien, au tout début du parcours, un ou deux petits paquebots en route pour un quelconque port chinois, on passe pourtant vite du bateau de plaisance au pavillon de complaisance…
Se faufilant entre les embarcations, notre navire croise, tout au long de sa route, l’intégralité de ce que sait faire flotter : cargos de toutes tailles longeant dangereusement les quais rouillés, porte-containers géants empilant comme des légos leurs «boites» métalliques, vraquiers déchargeant leur mineraidans un vacarme assourdissant, vieux rafiots à bout de souffle cabotant péniblement vers une mystérieuse destination, barges surchargées peinant à se maintenir au dessus de la ligne de flottaison, péniches au teuf-teuf pétaradantfendant lentement les eaux boueuses…
Le nez au vent,on passerait des heures à observer cet improbable défilé, méditant, comme Baudelaire, sur «le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire», alors subitement paré de toutes les «particules d’ailleurs» des contrées qu’il à pu traverser.
De ce paysage de « marins perdus », on s’attendrait presque à voir surgir - d’une coque rouillée ou du pont d’un cargo - un Corto Maltese, un Bob Morane, ou n’importe quel aventurier solitaire auquel, l’espace d’un instant, on s’identifie.
Au retour de cette balade intemporelle, avec la skyline de Shanghai en toile de fond, je ne peux m’empêcher de méditer sur ces lieux de transit qui, je le réalise, m’ont toujours fascinés : aéroports, gares, hôtels, ports… tous ces endroits où « l’on ne fait que passer », tous ces lieux d’invitation au départ où l’on ressent la vague sensation que tout est encore possible, que mille et un destins s’offrent à vous par la magie d’un moyen de transport que l’on prendrait au hasard…
« Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés sur les eaux tranquilles, ces robustes navires à l’air désœuvré et nostalgique ne nous disent ils pas, dans une langue muette : quand partons-nous pour le Bonheur ? »
Baudelaire à raison : il faut toujours, quelque part, se sentir l’âme d’un clandestin…