Bonjour,
En 1998, j’avais séjourné pendant deux semaines chez ma famille ukrainienne à Donetsk. Aujourd’hui, l’actualité brûlante me pousse à exhumer ce voyage de mes souvenirs pour en faire le carnet que voici, raconté sous un angle historico-familial. En dautres termes, la petite histoire dans la grande.
Tout commence en 1917. Après la révolution bolchevique, mon grand-père ukrainien se trouve contraint de fuir son pays. Avec son baluchon, il part à pied pour une longue traversée de l’Europe, tout seul : il n’a que 17 ans ! Il lui faut huit ans pour arriver en France, où il s’installe définitivement. Les libertés individuelles étant aussi bien garanties par le régime soviétique de l’époque que par le gouvernement actuel de Vladimir Poutine, mon grand-père ne pourra jamais revoir sa famille, ni son pays.
Bien plus tard, au début des années 1990, donc après la chute du mur de Berlin, je reprends les recherches de notre famille ukrainienne, que mes parents avaient menées quelques années plus tôt, mais auxquelles le régime soviétique avait opposé une fin de non-recevoir. Les temps ont changé, le pays s’est libéralisé grâce à Mikhaïl Gorbatchev (ainsi que tout le bloc de l’est), et la Croix-Rouge est cette fois-ci habilitée à nous transmettre les coordonnées de Nina, la cousine germaine de mon père.
Elle habite à Donetsk, en Ukraine, la ville d’origine de mon grand-père. Nous prenons contact avec elle et ses deux fils, Youra et Sasha ; nous correspondons, échangeons des photos et c’est ainsi qu’en 1998, mon père, mon frère et moi débarquons chez eux, dans leur appartement de Donetsk.
Désolé pour le faible niveau de qualité des photos qui suivent mais c’est de l’argentique qui a vieilli !
Le monument des libérateurs du Donbass
Ils nous accueillent comme des rois et sont tellement chaleureux qu’au bout de dix minutes, nous avons l’impression de les connaître depuis des années. Pendant notre séjour de deux semaines, ils nous font avaler festin sur festin en vidant des bouteilles de vodka. Leurs voisins et amis, qui ne sont pas en reste, nous invitent chez eux à tour de rôle pour festoyer ensemble car ils veulent tous voir de plus près ces français que nous sommes. En effet, les visiteurs occidentaux sont encore très rares à cette époque au coeur du Donbass, traditionnellement minier plutôt que touristique. En tout cas, un quart de siècle plus tard, nous ne sommes toujours pas près d’oublier le sens aigu de l’hospitalité ukrainienne.
Si nos papilles sont donc gâtées pendant tout notre séjour à Donetsk, nos cousins se mettent également en quatre pour nous faire découvrir leur région, le Donbass, et leur ville.
Notamment, nous passons une matinée entière dans une mine de charbon, dans des conditions similaires à celles des mineurs : bleu de travail, casque vissé sur la tête agrémenté d’une frontale, puis descente dans les entrailles de la Terre via un bien frêle « ascenseur » (en réalité une sorte de gros monte-charges en planches de bois). Et enfin, arrivée dans les premières galeries à 105 mètres de profondeur. Le site est aussi impressionnant et fascinant que sombre et oppressant, limite lugubre, d’autant plus qu’un mois auparavant a eu lieu un drame terrible dans une mine voisine : un coup de grisou y a tué 63 mineurs.
L’article de l’époque : coup de grisou à Donetsk : 63 morts (04/04/1998)
La mine que nous visitons… ne se visite pas, normalement. Mais dans ces années post-libéralisation du bloc de l’est, où le quotidien des habitants est souvent bercé par les principes du système D et du troc, Volodya, le mari de Nina mais aussi l’ami du directeur de la mine, a réussi à nous organiser cette expérience insolite et inoubliable.
Nous terminons la journée dans l’annexe du bureau du directeur, à savoir… son sauna personnel ! Si cette séance de sudation, à laquelle les simples mineurs n’ont évidemment pas droit, nous fait le plus grand bien, elle nous permet aussi de comprendre que les 70 ans de communisme qui viennent de s’écouler ici se sont bien gardés de gommer, malgré les promesses, toutes les inégalités entre les Gueules Noires et les élites…
Volodya, qui a décidément le bras long (nous l’apprendrons plus tard mais cet ancien très haut-fonctionnaire de l’ère soviétique était aussi franc-maçon, donc il a quelques amis bien placés…), nous emmène assister à un concert au Bolchoï, le Grand-Théâtre de Donetsk (ou l’Opéra). De la grande musique dans ce bel écrin du Bolchoï, j’en garde un très bon souvenir même si, je dois bien l’avouer, le repas gargantuesque qui l’a précédé me cause quelques légères somnolences en plein concert, sous l’oeil désapprobateur de mes voisins mélomanes.
Une petite église orthodoxe sur le chemin de la datcha
Et puis il y a la datcha. Ah, la datcha de nos cousins, quel délicieux souvenir ! Une datcha, c’est la maison de campagne que possèdent certains citadins. Celle-là était relativement petite pour nous tous mais tellement chaleureuse. Elle était cernée par un petit trésor : un potager et un verger abondants, magnifiquement entretenus par Nina, et qui quadrillaient de manière optimale le jardin exigu. De quoi vivre en autarcie un bon moment.
Le jardin de la datcha familiale
Au fond, la petite clôture grillagée se terminait par un portillon, lequel s’ouvrait sur un joli lac bleu bordé de roseaux jaunes et verts. Un petit paradis champêtre.
Seize ans plus tard, en 2014, la rébellion des séparatistes russophones du Donbass (où se trouve Donetsk), soutenue par la Russie de Vladimir Poutine, cause la mort de 14.000 personnes, ainsi que le déplacement de 2 millions d’habitants, dont mes cousins : pour la seconde fois en un siècle, ma famille perd donc, par la force et comme tant de compatriotes, tout ce qu’elle possède à Donetsk (collectivisation en 1917, fuite contrainte en 2014). L’Histoire ne nous aura pas épargnés.
Mais ce n’est pas fini. Aujourd’hui en Ukraine, l’insouciance a disparu et les jours heureux sont terminés. Il y a six jours en effet, le 24 février 2022, la Russie déclenche cette guerre folle et absurde contre l’Ukraine. Mon cousin Youra, contraint de quitter Donetsk en 2014, habite toujours dans le Donbass aujourd’hui. A Kramatorsk précisément, à 120 kilomètres de là, où il continue d’exercer son noble métier de chirurgien.
En ce premier jour de guerre donc, à peine trois heures après le début de l’invasion russe, je lui envoie un whatsapp pour tenter d’avoir de ses nouvelles. Il me répond deux heures plus tard avec des mots forts : « un aérodrome a été bombardé », « les gens fuient en panique », ou encore « je suis au travail [c’est-à-dire à l’hôpital pour soigner les gens] on est déjà en train de nous apporter les blessés ».
A l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes le 2 mars 2022, septième jour de guerre en Ukraine. Dans ses derniers messages, malgré les bruits de bottes russes qui se rapprochent et les obus qui pleuvent, Youra semble galvanisé, comme tant d’ukrainiens, par une volonté farouche de bouter le russe hors d’Ukraine. Il fait preuve d’un optimisme incroyable et d’une foi inébranlable en la victoire, contre un agresseur pourtant surpuissant. Puisse-t-il avoir raison…
Cet article est extrait de notre blog derrière l’horizon…