Déroute des Indes

Forum Inde


Bénarès est une ville à part, un lieu un peu hors du temps. On ne peut y arriver en touriste et “checker” un à un les lieux recommandés par son guide, puis en repartir comme on est venu. Ce serait manquer l’essentiel, passer à coté de ces mille et uns petits riens invisibles qui se ressentent au plus profond de soi.

A Bénarès plus qu’ailleurs, il faut se sentir l’âme d’un contemplatif, s’asseoir au bord du Gange pour assister au lever du soleil, contempler des heures entières la vie sur les Ghats, faire une promenade en barque sans connaître la route, observer le bûcher des crémations transformer en poussière les corps enrobés d’or ou de pourpre, ou encore errer, le soir venu, dans ces petites ruelles sombres et grouillantes, où seules les vaches semblent avoir découvert le secret de l’immobilité.

Douce sensation de prendre la vie comme elle vient

Alors, seulement, la ville s’offre à vous (mais sans doute est-ce l’inverse…) et insuffle, par imprégnation progressive, cette douce sensation de flotter, de prendre la vie comme elle vient, et d’en retirer la joie infinie d’être là, ici et maintenant.

Dans ce “Triangle des Bermudes mental” qu’est l’Inde, Bénarès semble être le centre de gravité.

La ville se découpe en deux : d’un coté, les rues plus ou moins étroites et surpeuplées, où tout semble se liguer pour chambouler les sens : odeurs d’épices et de cendres, cacophonie interminable de klaxons, sonnettes, cris, grondements de moteurs, mouvements chaotiques de véhicules de tous âges qui semblent s’empiler les uns sur les autres, fils électriques qui pendent à une hauteur guère rassurante, troupeaux de chèvres, vaches indolentes, chiens errants, singes bondissants d’un immeuble à l’autre… A Bénarès, on empile sans ordre tout ce que la Création, humaine ou divine, a pu faire naitre depuis des siècles.

Déroute des Indes - Lionel Taieb

Sur les bords du Gange, sentiment océanique d’errance et de liberté

Mais sorti de ce magma de matière animale, humaine ou métallique, on débouche presque par hasard sur les bords du Gange, où tout semble s’être arrêté. Une courbe majestueuse qui semble ne pas vouloir disparaître, insuffle soudain en vous un sentiment océanique d’errance et de liberté. Sur les marches, la foule se concentre pour accéder au fleuve, mais la sérénité prédomine, à mille lieux du chaos qui règne quelques dizaines de mètres plus loin. On vient ici prier, d’abord, en se plongeant dans le Gange et en buvant une gorgée de son eau sacrée, puis on fait exactement tout ce que nous, nous faisons dans une salle de bain.

Immense lavoir collectif, le Gange semble ignorer la vénération dont il fait l’objet. Femmes aux saris multicolores, hommes maigres ou bedonnants, dont le seul point commun est d’être moustachus, Sadhous trempant dans le Gange une longue chevelure qui se confond avec les eaux, mais aussi mendiants, rameurs, coiffeurs, barbiers, masseurs, nettoyeurs d’oreille, vendeurs de fleurs, de cartes postales, de tout…Les rives du fleuve livrent un océan de couleurs qui, rapidement, perturbe les sens et pousse à s’interroger.

Déroute des Indes - Lionel Taieb

Sensation de vertige et bien être océanique

Dans cet amas de scènes et de couleurs, où chacun semble incarner une façon d’exister, on est soudain poussé vers une interrogation existentielle qui est peut être la raison de venir en Inde : qui suis je quand je suis dépouillé de tous mes rôles sociaux ou familiaux…? On est soudain pris d’une sensation de vertige et, en même temps, un bien-être vaguement océanique vous envahit, heureux de toucher là, quelques questions enfin essentielles…

Déroute des Indes - Lionel Taieb

Lucidité et désenchantement

Le soir, on va encore plus loin en assistant au bucher des crémations. Devant ces cadavres qui brulent, ces membres calcinés par les flammes et écrasés à coups de bambous, on est finalement presque soulagé de voir enfin la mort en face.

Voila l’Inde, qui livresans pudeur à nos yeux le spectacle de tout ce que à quoi nous nous attachons, en occident, à mettre loin de notre regard: mort, souffrance, pauvreté, vieillesse, laideur mais aussi couleurs, beauté, grâce, émerveillement… L’Inde offre le spectacle de l’humanité à l’état brut, sans théâtre d’ombres ni jeu d’apparences et semble nous tendre le miroir de notre propre inconscient…

Brutalement confronté à ses propres limites, détachés de tous ses repères qu’on croyait solides, l’angoisse n’est plus très loin des certitudes, et la lucidité du désenchantement.

Finir en cendres

Je garderai de la ville, outre ses images colorées, un sentiment d’absolu et de petitesse qui me rend la fois euphorique et inquiet.

Dialogue entre les petites réalités de ce monde et la sensation d’éternité, mélange du concret et du sacré, du sucré et du salé, de la ville et de la nature (les vaches dans les rues, les singes sur mon balcon…), du faux et du vrai, du oui et du non (secouer la tête ici veut dire à la fois les deux) et, pour finir, du rêve et de la réalité. A l’image du Gange, égout à ciel ouvert où flotte pourtant, de façon palpable, le sentiment du sacré, Bénarès est multiple et mélangée, terrible et magnifique. Devant cette mosaïque, je me sens à la fois puissant et perdu, petit et fort, libre et seul.

C’est tout ce que je suis venu chercher ici : des questions, dont les réponses semblent se livrer à nous… avant de se noyer dans les eaux du fleuves. de finir en cendres.

Déroute des Indes - Lionel Taieb

merciii !!! très beau et émouvant témoignage de Bénares, ville envoutante à mes yeux et les photos sont magnifiques !!! bravo
mariejo

Merci pour votre commentaire. C’est en effet une ville qui, comme vous, m’a beaucoup marqué.

Si tous les voyageurs prenaient le temps de s’imprégner plutôt que de courir après le temps et des recommandations de guides, il y aurait encore plus de témoignages aussi poignants. Dharma, petit Benares, dans le Gujarat est tout aussi émouvant !

j ai passé juste 2 jours a Bénares en 2016, tant de moments de vie à saisir, de belles rencontres et qui reste gravé dans ma mémoire…
Merci pour votre joli partage et ces trés beaux portraits
Sylvette

Merci pour votre commentaire. Bone route à vous.

J’avais oublié : pourquoi votre première photo , les 2 femmes courbées , est titrée " haridwar 142 " ?
Auriez vous fait une confusion…qui n’enlève en rien la beauté de la photo .

Bonjour,

Les photos - notammeont les portraits - ont sans doute été mélangées. A travers ce récit sur Bénarès, c’est surtout “l’expérience de l’Inde” dans son ensemble que je tente de restituer.

Bonne route à vous.

Lionel

Merci pour ce texte que j’ai trouvé magnifique et extrêmement touchant ! Je me demandais si d’autres endroits en Inde vous ont marqué avec la même intensité ?

Cordialement.

Bonjour Lionel, mon mari et moi pensons repartir en Inde en février mars 2019. Ton témoignage est très intéressant car il évite les écueils habituels du style : ah non c’est trop dur, trop miséreux, trop bruyant et ah oui c’est magnifique cette ferveur, cette spiritualité… J’y suis allée une première fois en 1994 et 24 après le souvenir est toujours aussi fort.
Nous avons fait 2 voyages en Inde : le premier classique au Rajasthan puis Kolkota en 2014 et le second en 2017 de Chennei à Kochi plus cool avec un séjour à Auroville… une autre expérience peu ordinaire.
Pour ce nouveau circuit nous voudrions aller à Mumbai, Goa (l’arrière pays), Hampi, refaire un circuit au Kerala qui est un lieu magique et finir à Varanasi (que mon mari ne connaît pas… impensable )
Nous sommes à la recherche de bonnes adresses cad des hébergements loin des grandes structures. Ce n’est pas une phobie anti touristes (car n’oublions pas que nous le sommes tous à un moment et à un endroit donné) mais ces endroits nous éloignent de la vraie vie. Nous en avons d’ailleurs quelques unes de bonnes adresses au cas où.
Bien cordialement.

MErci pour ce retour et heureux de partager une vision commune de l’Inde. Dans mon souvenir, l’Inde du sud est très différente de celle décrite dans mon carnet ci-dessus. Mais c’est une autre très belle expérience à vivre.
Bon voyage à vous

Lionel

Bonjour,
Nous partons en Inde dans un mois, pour 30 jours : ce sera notre 1er voyage là-bas. Nous commençons par 10 jours autour de Mumbai, puis allons dans le “classique Rajasthan”… :°
Très preneurs de conseils, de circuits et de durée à passer làbas, pour prendre le temps de vivre ce voyage. Une hésitation consiste à “garder” quelques jours à la fin pour aller nous reposer à Dharamsala, avant de redécoler de Delhi.
A part les certainement très bons conseils que vous pouvez ransmettre, avez-vous un avis sur cette utilisation de nos 20 jours libres ?Merci !
Catherine

Magnifique, merci !

Beau commentaire. Bravo​:+1::pray:

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