Témoignage
Entretien avec Dominique Charnay
Dominique Charnay est né à Tahiti en 1953. Journaliste,
photographe, critique de cinéma, il est l'auteur de Moitessier,
le chemin des îles aux éditions Glénat.
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré
Bernard Moitessier ?
Je l'ai rencontré à Tahiti où je vivais au début des années soixante-dix.
J'étais jeune journaliste dans le milieu nautique. J'avais lu et
admiré La longue route qui avait paru peu de temps avant.
On est devenus très immédiatement intimes et amis.
Quelles ont été les réactions (médias, le monde
de la mer, ses proches) quand il a décidé de quitter le Golden Globe
alors qu'il était en tête de cette course ?
Ça a surpris tout le monde. Déjà, beaucoup pensaient que cette course autour du monde était une folie. Quant il a décidé de continuer, ç'a été un choc, on n'avait jamais vu ça. Il a gagné la course en la perdant.
Est-ce qu'il est possible aujourd'hui de suivre
l'exemple de Moitessier ?
Il n'y a pas que des golden boys de la voile, il y a encore des routards de la voile.
N'était-il pas considéré comme un marginal par
les autres navigateurs qui ont fait carrière dans la compétition
?
Tout à fait. Il n'avait rien à voir avec les gens qui faisaient des courses. Il a été rendu célèbre par une course qu'il n'a jamais fait en réalité. La mer pour lui était un mode de vie, une façon de penser. C'était vivre libre dans la simplicité. Il était loin des autres navigateurs comme Tabarly ou Colas, qui le respectaient énormément. Leurs univers étaient différents.
Pourquoi avait-il décidé à un moment d'offrir
ses droits d'auteur au pape alors que la politique du Vatican est
plutôt en contradiction avec ses propres idées ?
Il faut remettre ça dans le contexte de l'époque. Il n'était pas bien documenté sur le Vatican et son fonctionnement. C'était un geste spontané, d'ailleurs le pape n'a jamais répondu. Il n'était pas croyant, mais il était imprégné par la parole du Christ. En même temps, par sa jeunesse indochinoise, il avait un côté animiste. Il avait également été très marqué par son séjour en Israël.
Moitessier a connu une succession de naufrages
et de problèmes financiers. Quelle a été pour lui la période la
plus douloureuse ? Et la période la plus heureuse ?
C'était au moment du deuxième naufrage, quand il s'est retrouvé en France, avec plus rien, sans un sou. Là, il a vraiment connu la solitude. La solitude en mer, il ne savait pas et n'a jamais su ce que c'était. La période la plus heureuse, je crois que c'est son enfance en Indochine.
Quels souvenirs avez-vous gardés de vos navigations
sur Joshua avec Moitessier ?
Un souvenir passionnant, ému et aussi éprouvant. Personne ne naviguait
avec lui. C'est lui qui m'a demandé d'embarquer avec lui. Il a simplement
oublié qu'il était un solitaire dans l'âme. Je me suis retrouvé
sur Joshua qui était encore au mouillage et à rester à bord pendant
deux jours avant qu'on parte. Dès qu'on est parti, il n'a plus dit
un mot. Pendant une journée et une nuit, ce qui paraît très long
sur un espace aussi réduit qu'un bateau. Je découvrais un autre
homme sur son bateau. Au bout de deux jours de ce silence, j'étais
complètement déprimé. Il a senti que je n'étais pas bien. Il me
demande ce qui se passe. Je lui dis : " ça ne va pas, ça fait
trois jours que tu n'as pas dit un mot… " Alors là, il m'a pris
et serré dans ses bras en pleurant tellement il était triste de
cette situation. Après, il n'a pas parlé plus, mais il avait compris
ce qui s'était passé. C'était avant tout un solitaire.
Quels rapports avaient-ils avec les officiels
?
Ils s'en foutaient. Il prenait les gens pour ce qu'ils étaient, pour leur humanité, que ce soit un ministre ou un anonyme.
Le monde de la mer s'est mobilisé quand il a
perdu son bateau Joshua. Est-ce que cette solidarité spontanée était
la conséquence de la personnalité atypique de Moitessier ?
Bien sûr, ça a ému beaucoup de gens. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Tout le monde a participé et c'est comme ça qu'il a pu construire son nouveau bateau, Tamata.
Quels rapports avaient-ils avec ses lecteurs
et admirateurs ?
Il répondait toujours aux lettres qu'il recevait. Parfois même des amitiés naissaient à travers cette correspondance. Il était toujours très heureux et touché de rencontrer un lecteur.
Quels étaient les projets qu'il aurait aimé
réaliser ?
Je pense qu'il avait atteint son objectif en écrivant ses mémoires,
Tamata et l'Alliance. Je pense qu'il aurait aimé bien sûr
ne pas mourir si tôt. Il aurait aimé aussi faire ce livre technique
qu'il avait ébauché et qu'a achevé sa dernière compagne.
Vous avez été son confident durant les vingt dernières années
de sa vie. Qu'est-ce qui vous a le plus frappé chez l'homme ?
Son côté immensément fraternel. La simplicité et la fraternité.
On transmet, quand on peut transmettre, une grande générosité.
Dans la quête de Moitessier, n'y a-t-il pas
la recherche d'une sorte d'Éden, un paradis impossible ?
Tout à fait, il y a un côté utopiste, voire rousseauiste. Cette volonté d'être en symbiose avec la nature, de participer à la création, ça correspond aussi aux utopies de 68, de vivre en autarcie par la pêche et la culture. C'est ce qu'il a fait en Polynésie.
Quel serait aujourd'hui le navigateur le plus
proche de l'univers de Moitessier ?
Le navigateur Gérard Janichon, c'est vraiment un frère spirituel de Moitessier.
Quels conseils donneriez-vous à des voyageurs
qui voudraient partir sur les traces de Bernard Moitessier ?
D'être le plus simple possible et qu'on peut partir sans forcément sans avoir tous les instruments qu'on essaie de vous vendre au salon nautique. L'important, c'est de se mettre en route.
Propos recueillis par Jean-Luc Bitton
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