Un an avant de faire ce voyage dans le Nordeste brésilien, j’avais vu un reportage télévisé sur la région des Lençois Maranhenses, qui m’avait littéralement mis l’eau à la bouche. Je n’ai eu alors de cesse que d’aller découvrir par moi-même ces « Lençois » (draps en Portugais), immense désert de dunes entrecoupé de lagons, s’étendant à perte de vue le long du littoral atlantique et couvrant une surface de 1500 km2 (100 km de long sur 50 de large).
Il faut s’imaginer une succession de vagues d’immenses dunes blanches formées par l’amoncellement du sable poussé par les vents puissants venus de la mer, et de lagons d’eau cristalline dont les couleurs oscillent entre le bleu ciel et le vert émeraude… Ces lagons turquoise caractéristiques de ce désert de sable unique en son genre, sont remplis d’une eau douce provenant des fortes pluies qui s’accumulent entre janvier et juin. Inutile de dire que je me suis régalée à l’avance lors de la préparation de ce voyage.
Quand nous avons posé le pied sur le sol brésilien pour ce périple Nordestin, nous avons tout d’abord fait escale dans la charmante petite ville coloniale de Sao Luis, capitale de l’état de Maranhao au Nord du Brésil, dont la visite recèle de bien jolies surprises, puis nous avons fait route vers ces mythiques Lençois.
Mais avant d’atteindre cette région classée parc national naturel, notre route n’a pas été des plus simples… C’est que la beauté, ça se mérite ! Il est vrai que nous n’avons pas choisi le parcours le plus commun, non, nous avions décidé de passer par le petit village de Santo Amaro, encore peu connu des touristes et tout empreint de charme authentique, qui permet d’offrir une entrée dans le parc plus typique et plus inhabituelle qu’à Barreirinhas, d’où partent en général les tours organisés.
On nous avait conseillé de prendre le bus Sao Luis-Barreirinhas, puis de demander au chauffeur de nous faire descendre au lieu-dit « Sangue » et de là, prendre une « jardineira », un pick-up collectif 4x4 pour faire les 36 km de piste afin de rejoindre le village de Santo Amaro. Ce que nous faisons… Le chauffeur de bus s’arrête donc en plein milieu d’une route toute droite à l’américaine, et nous descendons à ce fameux lieu-dit, que nul panneau n’annonçait.
Voilà le bus parti, nous laissant sur le bord de la route avec nos bagages, quelque peu sceptiques, car nous nous retrouvons au milieu de nulle part, nos regards se portent à droite, à gauche, pas le moindre véhicule à l’horizon, juste de l’autre côté de la route, une petite bicoque avec un auvent, devant laquelle un homme se prélasse sur un rocking-chair tout en nous observant du coin de l’œil. J’ai eu comme l’impression de revivre un remake du film « Bagdad Café » … Deux gringos décalés au bord d’une vaste route rectiligne et poussiéreuse s’étendant à perte de vue, dans une zone quasi désertique. Zéro circulation, il est 9h30, le soleil commence à taper fort, nous traversons, sans risque aucun de se faire renverser, en tirant nos valises à roulettes.
Nous nous dirigeons donc vers le jeune homme qui nous regardait avancer vers lui avec comme une petite lueur narquoise dans les yeux (il y avait de quoi !), et de mon plus beau portugais, je lui demande : « A jardineira para Santo Amaro, a que horas, por favor ? ». Et le voilà qui me répond nonchalamment « A tarde ! »… Après quelques échanges, je me sens plutôt découragée, car je comprends qu’il n’y aurait aucun transport avant cinq heures de l’après-midi ! … Inutile de dire qu’on ne se voyait pas attendre 7 heures dans cet endroit perdu, au pic de la chaleur ! Je prends mon portable, réflexe bien dérisoire, pour appeler la pousada Cajueiro où nous logions à Santo Amaro, mais bien évidemment, il n’y avait aucun réseau, on s’en serait douté…
Les parents du jeune homme qui tenaient ce boui-boui m’ont expliqué que c’était la basse saison, j’ai pu comprendre avec mon portugais hésitant qu’il y avait très peu de jardineiras à cette époque de l’année. Merci de l’info ! Quand nous nous étions renseignés lors de la réservation, ou auprès de la station de bus où nous avions acheté les billets, personne n’avait réagi quant à la faisabilité, ou pas, de cette correspondance. Mais bon, nous étions au Brésil, pas en France.
Comme le couple avait un téléphone satellite, je leur demande s’ils voulaient bien appeler la pousada pour savoir s’ils pouvaient venir nous chercher. Mais la réponse a été négative. Il faut savoir que pour faire ces 36 km de piste, rien que l’aller nécessite déjà 3 heures… Soupir ! Il ne nous restait qu’à prendre notre mal en patience…
C’est alors qu’un pick-up bringuebalant chargé de vaches est passé devant nous dans un nuage de poussière, la dame s’est mise à héler le conducteur et à courir après le véhicule en agitant ses bras. Le pick-up s’arrête, la dame parlemente, puis nous fait signe de venir. Nous voilà courant avec nos bagages au bord de la route. Le conducteur était un paysan qui allait justement à Santo Amaro, mais devait auparavant livrer ses trois vaches en chemin. Il accepte de nous prendre, les deux jeunes gens qui l’accompagnaient sont descendus de la cabine, nous ont aidés à arrimer nos valises avec des cordes sur le toit de la cabine, puis ils sont montés à l’arrière du pick-up avec les vaches.
Nous avons pris place à côté du chauffeur, mon mari côté portière et moi assise au milieu, sur la boite de vitesses qui me chauffait les fesses, le museau des vaches me soufflant dans le cou… Je me suis confondue en remerciements envers ce paysan qui nous rendait un tel service. Il nous a souri en découvrant quelques chicots dans une bouche édentée, il était vêtu d’une chemise en haillons, le pantalon tenu par une ficelle, ses mains étaient larges et rugueuses. Là encore, j’ai ressenti un sacré décalage, moi face à la réalité de la pauvreté, sobre et digne à la fois, et lui tout curieux de côtoyer une espèce méconnue, celle d’étrangers venant d’un autre monde…
Pendant trois heures, nous avons suivi une piste cahotante et poussiéreuse, dans une région quasi désertique, avec un stop au passage pour livrer les fameuses vaches. Parfois sur la route de terre battue, nous croisions des petites églises évangélistes ou pentecôtistes proprettes, qui détonnaient par rapport aux habitations précaires des paysans. Sur les murs peints de ces chapelles, on pouvait lire des phrases du type :
« O dinheiro corrompe ! A inveja é um pecado castigado por Deus », soit : « L’argent corrompt ! L’envie est un péché puni par Dieu ». Au passage, je pensais « Ben, ils ne risquent pas d’être beaucoup corrompus dans le coin ! ».
A la rétrospective, si je mets dans la peau des paysans qui nous ont aidés, je me rends compte qu’ils avaient devant eux deux « gringos » paumés au milieu de nulle part, qui devaient manifestement avoir un petit paquet d’argent liquide sur eux, vu qu’il n’y avait aucune banque aux alentours, c’était facile de nous tabasser, nous détrousser et de nous abandonner dans un coin… On avait assez entendu parler de la délinquance au Brésil ! Mais non, nous étions en parfaite sécurité au sein de ces gens simples et dignes qui souhaitaient juste nous rendre service.
Arrivés à destination, nous avons bien sûr offert à notre sauveur quelques billets bien mérités, qu’il a tout d’abord fait mine de refuser, mais qu’il a fini par accepter devant notre insistance. Et le lendemain lorsque, à bord de la Toyota 4x4 qui était venue nous chercher pour nous rendre aux Lençois, nous l’avons croisé, nous avons échangé de grands signes amicaux. Notre chauffeur était tout étonné que nous nous soyons déjà familiarisés avec des habitants du village…
Un petit mot au passage sur Santo Amaro, où nous nous étions baladés tant dans le village que le long de la rivière Alegre. Comme le tourisme n’est que récent et marginal dans ce bourg assez difficile d’accès, il a l’avantage de garder encore toute son authenticité : nous avons été reçus comme des rois, avec une gentillesse et un intérêt sincère partagé.
Le lendemain, enfin, nous avons atteint ces mythiques Lençois, dont je rêvais depuis un bon moment !.. Le guide a garé son 4x4 au pied d’une dune d’une bonne quarantaine de mètres de hauteur, côté végétation. Sans doute cet accès est-il peu connu, car il n’y avait aucune autre voiture, nous n’étions donc que tous les trois, luxe suprême !
Pour avoir une vue dominante, nous avons grimpé en haut de la dune, et l’ascension sous une chaleur implacable, avec la réverbération éblouissante environnante, a été assez éprouvante. Les pieds s’enfonçaient dans le sable, rendant la progression encore plus éreintante. Heureusement il y avait une corde à laquelle je pouvais m’accrocher en soufflant de temps à autre, et le guide m’aidait également en me tenant fermement la main.
Arrivés en haut de la dune, nous avons pris en pleine figure la beauté époustouflante de ce panorama grandiose qui s’offrait à nos yeux émerveillés. Le bleu scintillant du ciel, la blancheur immaculée du désert de sable, les lagons qui à cette époque de l’année avaient une teinte vert pâle… nous étions étourdis et grisés par toute cette étincelante et impérieuse clarté. Nous étions seuls face à l’immensité, nous vivions un pur instant de grâce ! …
La découverte d’un lieu préservé du monde est un cadeau inestimable : on ressent un tel privilège, un tel bonheur, une telle émotion ! On a l’impression de revenir aux origines du monde, d’endosser un instant le rôle des premiers explorateurs, le fait d’accéder à des lieux encore vierges éblouit, ces moments d’exception sont à graver dans le marbre, car ils seront de plus en plus rares dans les années à venir.
Ce n’est que le lendemain, depuis le village de Barreirinhas, que nous sommes partis nous baigner dans un lagon plus facile d’accès : inutile de dire que l’eau limpide, douce, cristalline est un pur régal.
Nous avons quitté à regret ces Lençois pour partir vers d’autres découvertes, en continuant notre périple vers l’ouest par le littoral, en 4x4, en ferry, puis en petit bateau à moteur pour traverser le delta de Parnaiba, puis en buggy par les plages immenses. Voyage inoubliable, hors du temps, loin des foules, dans des lieux peu communs aux rencontres chaleureuses…
Des moments d’exception qui restent gravés autant dans la mémoire que dans le cœur !