Nous n’irons pas à Ushuaia
8 semaines sur les routes. 31 étapes. 10000 kilomètres parcourus dont 150 en bateau et 50 en train en vapeur. 2260 photos. Au retour, le souvenir de paysages grandioses, le sentiment de solitude et de vulnérabilité dans ce pays dominé par le désert, et marqué par son attachement à l’ancien monde. En cadeau, l’accueil toujours excellent, la simplicité des argentins, la facilité pour les aborder et bavarder avec eux, resteront pour moi les traits marquants de ce road trip. GPS impératif ! Alors, on vous emmène?
Bariloche, 8 février 2017
En Argentine, il faut faire comme les argentins. Alors, j’ai loué une cabaña. Un bungalow, petit et douillet, au bord du lac Nahuel Huapi. Les murs sont lambrissés de bois blond. Le sol, fait de dalles noires irrégulières, est lisse et tiède sous les pieds nus.
Une grande baie vitrée occupe tout le côté Nord, celui qui dans l’hémisphère sud reçoit le soleil. Tout en haut, une grande branche de noyer, couverte de fruits, surligne le décor : de haut en bas, les sommets blancs des Andes, les forêts, et le lac, d’où émergent deux îles au dos rond comme deux carapaces de tortue.
Un voilier solitaire glisse vers un port invisible. Le chemin serpente vers la grève, parmi les massifs de roses, d’hortensias bleus et de lis martagons. Le vent se lève, l’écume vient lécher les troncs argentés des arbres couchés sur la plage de galets. Le soleil couchant teinte les sommets de rose, tandis que le lac s’assombrit. Bariloche l’enfiévrée n’est qu’à quelques kilomètres; mais ici, tout respire la sérénité.
Demain à l’aube, nous allons parcourir les sentiers de la péninsule Llao llao, où nous aurons la chance d’apercevoir un pic au coir noir brillant et à la gorge rouge flamboyante : le Woody Woodpecker des dessins animés. Puis nous emprunterons une télécabine pour grimper au Cerro Catedral, dont le sommet cerclé de tours évoque les remparts de Carcassonne.
Photo ci-dessus : le vieil embarcadère de Villa la Angostura, au bord du lac Nahuel Huapi
Puerto San Julian, 20 janvier 2017
Après avoir lu les bonnes feuilles de certains auteurs connus, (merci Luis Sepulveda), et d’autres moins connus comme David Lefèvre, nous avions décidé d’ignorer Ushuaia. A la place, nous avons choisi d’autres bouts du monde. L’Argentine n’en manque pas.
Puerto San Julian est un de ces bouts du monde, niché au creux d’une baie facilement accessible, à quelques kilomètres de la route 3 qui longe la Patagonie atlantique. On peut y voir un phénomène rare : une cascade d’eau salée, Niagara en miniature, s’y produit à chaque marée, sous l’œil blasé des cormorans royaux et des flamants roses.
A midi, nous partons pour une balade en canot dans la baie, accompagnés par deux dauphins de Commerson, très élégants dans leur livrée blanche et noire. A bord, le maté circule dans un récipient culotté par les années. Direction, l’île des Cormorans, qui comme son nom ne l’indique pas, héberge une colonie de 120 000 manchots de Magellan. Ensuite, nous croisons près de l’île de la Justice, qui elle, héberge 2 000 cormorans (vous suivez ?). Ici se dresse encore un gibet. C’est là que furent exécutés deux des capitaines mutins de l’expédition de Magellan, en 1520. Toutefois, les marins rebelles furent épargnés, car il y avait besoin de bras pour survivre dans cette aventure.
On ne débarque pas sur l’île de la Justice, pour ne pas déranger les cormorans. Il faut avouer qu’ils semblent assez énervés comme ça, sur le château-fort de guano qui leur sert de nid. On peut en revanche déambuler parmi les manchots, nettement plus calmes, mais vigilants, car les goélands sont aux aguets…
A bord du Patagonia express, 3 février
Voyager à bord de ce train à vapeur, c’est réaliser un rêve d’enfant. On se croirait dans un western! La locomotive se nomme Trochita, surnom affectueux dérivé de l’espagnol « estrecho », qui signifie étroit. Les rails sont distants de 75 centimètres seulement, et tout le reste est à la même échelle, comme un gros jouet. Au milieu de chaque voiture, trône l’indispensable poêle salamandre.
Partis d’Esquel, nous montons vers le hameau mapuche de Nahuel Pan, où subsiste une petite communauté aborigène. A 20 km/h, on a le temps d’admirer le paysage. Le chauffeur actionne le sifflet, faisant détaler un troupeau de jeunes vaches. A bord, l’ambiance est bon enfant. Seuls étrangers à part nous, un couple d’australiens rouspète : on ne leur avait pas dit que les sièges étaient en bois !
Cholila, 5 février
Nous aurons loupé la fête de la cerise de Los Antiguos, celle du cheval à Gobernador Costa, celle de la brebis à Rio Mayo, mais nous ne manquerons pas la fête nationale de l’agneau grillé. Un évènement national qui dure 3 jours. On y vient de partout, et on campe dans les prairies. Au programme : épreuves équestres, concerts en plein air, élection de la reine de la fête. Mais le clou du spectacle est l’immense brasier à ciel ouvert. Plus de 10 tonnes de viande grillée seront consommées en un week-end!
Depuis cinq heures du matin, tels des prêtres officiant à une grand-messe, les cuistots attisent le foyer, à l’aide de longues pelles de cinq mètres de long. De temps en temps, dans un grondement énorme, un camion déverse une nouvelle charge de bois destinée à nourrir le feu. Pendant ce temps, la foule attend patiemment, en déambulant parmi les stands. On peut s’y procurer un équipement de gaucho complet : béret, foulard, ceinture, poignard, hautes bottes de cuir à double lanière ou pour les moins fortunés, espadrilles.
Sous les arbres, de longues tables ont été installées. Je partage mon kilo de cerises avec nos voisins, un jeune couple et leurs deux adorables fillettes. D’un abord facile, les argentins se montrent nature et sans chichis, et on peut discuter avec eux de tous les sujets. Toutes ces conversations à bâtons rompus feront un de mes meilleurs souvenirs de voyage.
Bajo Caracoles, 30 janvier
Bajo Caracoles est une étape obligée de la mythique route 40, qui parcourt le pays du Sud au Nord sur 5200 kilomètres. Selon Wikipedia, le village comptait 33 habitants en 2010. Nous sommes dans la province la moins dense de toute l’Argentine, celle de Santa Cruz : seulement un habitant au kilomètre carré, alors que la terre de Feu en compte 8.
Bajo Caracoles dispose de l’unique station-service/bar/hôtel/restaurant/boutique à des lieues à la ronde. Ici, les gauchos trouveront de quoi s’équiper, en selles, bottes et lassos. Grand choix de poignards également. On peut les classer en deux grandes catégories, selon le manche : en métal ouvragé, ou en patte de guanaco.
El Calafate, 26 janvier
On a beau se faire une idée a priori du glacier Perito Moreno, on est émerveillé par le spectacle. Arrivés de bonne heure, nous avons les passerelles pour nous seuls ou presque. Les craquements sont permanents, le glacier bruisse de toutes parts. De temps en temps, un gros bloc s’écroule dans l’eau dans un bruit d’explosion. Parfois, une petite cascade de diamants de glace s’écoule juste après la chute.
Autre bonne surprise à El Calafate : la réserve Nimez, au bord du lac Argentino. On peut y observer de nombreux oiseaux, dont des rapaces qui jouent avec nos nerfs, se jetant sur nous en piqué pour nous éviter à la dernière minute dans un frou-frou d’ailes feutré.
El Chalten, 28 janvier
El Chalten, c’est un peu Chamonix comme on l’imagine au 19ème siècle : un gros village loin de tout, mi-bobo, mi-baroudeur. On vient ici pour se frotter au Fitz Roy ou au Cerro Torre. Et aussi pour les glaciers, les plus grands de la planète en dehors de l’Antarctique.
Nous avons choisi d’approcher le majestueux glacier Viedma en bateau, sur le lac du même nom. Le vent souffle fort, fait tanguer le catamaran, l’eau ruisselle sur les vitres. Soudain, le bateau met en panne, se laissant ballotter par les vagues : on nous annonce une avarie de gouvernail. Pas de panique, un autre bateau croise dans les parages : amarrés dans une crique minuscule, au pied du glacier, nous passons calmement de l’un à l’autre. Nous allons poursuivre la navigation parmi les icebergs… on a failli passer de « la croisière s’amuse » à « Titanic » !
Barreal, 19 février
Dimanche midi à Barreal : l’heure idéale pour prendre un café à la terrasse de la « Confiteria bailable », le bar-restaurant-dancing du village. Au-dessus de nos têtes, quelques planches vermoulues font office de brise-soleil. A plusieurs reprises, passent à petit pas solennels des couples composés d’une adulte (mère ou grand-mère certainement) et d’une très jeune fille. Sous leur ombrelle, très élégamment vêtues, elles ne manquent pas de nous saluer au passage. Un délicieux bond en arrière dans le temps…
Barreal se situe dans la vallée de Calingasta, dans la province de San Juan. A 1600 mètres, on y cultive des vignes et des pommes. Ici, les Andes se divisent en plusieurs cordons. Pour venir jusqu’ici, il faut franchir des ravins sauvages : ainsi de la Quebrada de los Ratones (les souris), avant de déboucher sur la vallée et la cordillère d’Ansilna, où tous les sommets dépassent 5 000 mètres… Ils sont si nombreux qu’on leur a attribué des numéros!
Nous logeons à la Posada « El Mercedario », qui est restée dans son jus. Ici pas de clim, le bâtiment, une ancienne ferme, fut conçu pour être ventilé naturellement. Sous le regard placide de trois brebis, je me balance dans le hamac, au milieu du jardin, suspendu à un pommier qui déborde de fruits. Il suffit de tendre la main pour en croquer un. Ce soir, Marcos, le cuisinier rond et jovial, nous préparera un asado pantagruélique, que nous dégusterons sous le « quincho », l’abri en plein air idéal pour dîner en amoureux.
Sierra de las Quijadas, 21 février
Wow ! Encore un moment fort du voyage. On est saisi lorsqu’on découvre ces parois rocheuses. On pense à Brice Canyon, mais aussi aux villages dogons du Mali, ou encore aux maisons-tour du Yémen, aux jardins de Babylone… Très peu fréquenté, le parc national Las Quijadas est pourtant facilement accessible, il se situe à environ une centaine de kilomètres de San Luis.
Après une petite balade dans le parc (il fait 40° à l’ombre et… il n’y a pas d’ombre), nous partageons une table de pique-nique avec Carlos et son épouse. Jeune retraité, Carlos vient littéralement de se ranger des voitures : il possédait un atelier de mécanique auto. Il sourit en me parlant des Renault 12: des voitures NOBLES, explique-t’il en insistant sur le mot, car on pouvait en changer toutes les pièces. Et de fait, on voit beaucoup de vieilles guimbardes en Argentine, parfois en très mauvais état, mais qui roulent toujours. Cela fait réfléchir sur nos habitudes idiotes de changer de voiture tous les cinq ans ! Mes préférés sont les vieux camions Mercedes à la face débonnaire, souvent bien entretenus et rutilants. Ci-dessous, en voici un, repéré à Piedra del Aguila, et qui a connu plusieurs vies.
Un peu plus loin, nous passons devant un sanctuaire. On en voit partout sur les routes désertiques, Humbles édifices bâtis de briques et de broc, ou de fer-blanc.
Ceux où domine le rouge, signalés par des drapeaux qui claquent dans le vent, sont dédiés au gauchito Gil, sorte de Robin des bois mythique.
D’autres, nombreux dans le Cuyo, sont dédiés à la Difunta Correa. Ce personnage a réellement existé : épouse d’un soldat enrôlé de force dans l’armée au début du 19<sup>ème</sup>, elle décida de le suivre, et mourut de soif et d’épuisement dans les montagnes près de San Juan. On trouva couché sur son sein, son bébé qui lui avait survécu. C’est pourquoi on voit en offrande, des tas de bouteilles d’eau près de ces oratoires improvisés. L’Eglise regarde de travers ce culte concurrent, car on fait appel à la Difunta Correa pour exaucer toutes sortes de vœux.
Parc national Monte Leon, 22 janvier
Encore un parc national superbe, assez peu fréquenté. Le parc Monte Leon fait une sérieuse concurrence à la péninsule Valdès, aux pistes monotones. Ici, sur un territoire relativement petit, on trouve des falaises ravinées à perte de vues, des plages immenses et désertes, un désert aride couvert d’épineux. Un énorme îlot en forme d’enclume, colonisé par les cormorans. Des canyons aux parois rugueuses, où bondissent gracieusement les guanacos. Quant aux manchots de Magellan, ils occupent un grand espace, qui leur est disputé par les goélands et les pumas.
On voit également plusieurs colonies d’otaries, connues sous le nom de « lobos marinos » : loups de mer : les mâles ont les épaules couronnées d’un poil épais en forme de crinière qui leur donne l’air d’être perpétuellement en colère, comme un chat qui fait le gros dos.
Sur une pointe rocheuse en pente, vit une petite colonie particulière: contrairement aux autres, elle ne compte aucun mâle, uniquement des femelles entourées de leur progéniture. On ne se lasse pas de regarder les adolescents, tentant maladroitement de sortir de l’eau : le mieux est d’attendre une vague plus forte pour se propulser sur la berge, puis se dandiner tranquillement vers sa mère.
Maipù, 16 février
Maipù est une agréable petite ville, aux portes de Mendoza. Surveillées par l’Aconcagua, vignes et oliveraies y prospèrent. Grâce à l’irrigation, on pourrait se croire en Provence, alors que le climat ici est désertique. Les canaux ont été construits par les mapuches, que les colons espagnols ont remerciés,… en les chassant impitoyablement.
Ici, il y a un tremblement de terre chaque jour, mais la plupart passent inaperçus. Ce matin à 7h, pendant notre sommeil, un séisme de magnitude 5,2 s’est produit à 75 km. Hier, c’était à 11 km seulement… le volcan Tupungato Chico, à 15 km, est en train de se réveiller, sous haute surveillance.
A la Bodega di Tomaso, probablement la plus ancienne exploitation vinicole de la région (près de 200 ans), Julietta nous montre les vénérables cuves cylindriques, en brique anglaise et béton allemand, qui ont servi jusqu’aux années 80. Désormais, on y fait vieillir les meilleures bouteilles. Astucieusement conçues, ces cuves comprennent deux étages, pour séparer facilement le jus de la grappe. Il fallait les nettoyer chaque année, et pour cela on employait des enfants, ou des personnes très maigres, très souples, seules capables de se glisser par leur minuscule ouverture. On raconte même que certains se faisaient déboîter une épaule pour pouvoir entrer, et remettre en place à la sortie. Aïe !
Rosario, 26 février
Peu de grandes villes peuvent être qualifiées de belles en Argentine, à part Cordoba et Buenos Aires. Mais Rosario mérite une place à part. Elle n’est pas vraiment belle, mais son architecture est assez percutante. Un palais vénitien y côtoie un collège néo-classique. Au bord du Parana immense, qui nous sépare de la jungle, des escaliers monumentaux et des colonnes sans toit rappellent le style mussolinien. Et que dire du club espagnol, qui évoque un palais égyptien ?
Buenos Aires, 7 mars
Aujourd’hui marque la fin des vacances scolaires d’été. Les élèves devraient être en classe, mais ils sont restés chez eux : comme chaque année, les enseignants sont en grève. L’inflation de 20% érode sérieusement leur pouvoir d’achat. Depuis hier, ils défilent dans les rues. Aujourd’hui, à l’appel des deux principaux syndicats, ils sont rejoints par les travailleurs. Dès midi, des rivières de manifestants convergent dans les petites rues de Monserrat, vers la place de Mai, dans une ambiance à la fois tendue et festive.
Chaque corporation arbore des drapeaux et des tee-shirts à ses couleurs: éboueurs, grutiers, employés de banque ou conducteurs d’autobus, défilent au son des tambours, des pétards et des trompettes. De son balcon, une belle brune impassible les regarde de haut: du bout des doigts, ils lui envoient des baisers et de grands sourires. Un petit groupe quitte soudain le cortège pour se faire photographier, prenant un air résolu, puis se disperse en riant pour regagner le gros de la troupe.
Pendant ce temps, à quelques centaines de mètres, le héron blanc impassible arpente la lagune, juste à côté du « malecon ». Partout ailleurs, un malecon désignerait un boulevard du front de mer. Mais à Buenos Aires, on ne voit pas le Rio de la Plata : il est séparé de la ville par une réserve écologique. Un lieu étrange, où on peut parcourir des sentiers dans une jungle sauvage, surmontée par les tours de verre et d’acier de Puerto Madero.
En guise de conclusion
Ce carnet de voyage, je l’ai voulu impressionniste. Il n’est pas dans l’ordre chronologique. Il est aussi très incomplet, il y a beaucoup à voir en Argentine! J’espère vous avoir donné envie d’aller à la rencontre de ce pays et de ces habitants. Comme nous, vous y découvrirez des dizaines de bouts du monde. Et qui sait, vous irez peut-être jusqu’à Ushuaia ?