Balade hivernale en Sibérie
Le Nouvel An bouddhiste
Dans la neige, aux abords des villages, les vaches broutent les hautes tiges jaunies. Libres comme l'air, elles vont et viennent à leur guise.
Au pied du grand Bouddha de la datsan (monastère) d'Ivolginsk, leur lait remplit des fioles et des bouteilles entières. Pièces argentées de 1, 2 ou 5 kopecks, lumignons, biscuits, bonbons s'entassent aussi en petits tas. Les offrandes, blanches comme le veut la tradition pour entamer ce " mois blanc " de purification, sont rarement aussi nombreuses qu'en ce jour de Nouvel An. Un Nouvel An bouddhiste, célébré selon les rites tibétains, parvenus en Bouriatie vers le XVIe siècle à travers la Chine et la Mongolie. Depuis la fin de l'URSS, la religion a opéré un retour en force.
L'après-midi tire à sa fin. Dans la salle principale du temple, les moines se font face, en deux rangées. Ils sont une quarantaine à vivre ici, dans de petites maisons de bois individuelles. Les plus jeunes vont et viennent, armés d'une grosse bouilloire, versant le thé pour réchauffer les corps. L'âme, parfois, peine à se tourner vers le sacré… On discute, on rêve, le regard perdu au plafond, tandis que, déjà, les plus âgés psalmodient. N'imaginez pas le silence : plutôt un brouhaha discret. Les pèlerins, de plus en plus nombreux, se pressent au pied de l'autel, tournant autour de la pièce dans le sens des aiguilles d'une montre. De temps à autre, les longues trompes tibétaines résonnent de leur timbre d'outre-tombe. Ils sont deux jeunes moines à s'époumoner, l'un crâne rasé à la tenue pourpre, l'autre en veste de velours et lunettes de soleil aux verres bleus…
Le rimpoché du monastère (son chef), moine réincarné, commence à bénir les fidèles. La bousculade est maintenant inévitable. Poussés de toutes parts, nous sommes canalisés jusque sous sa main protectrice. Puis, presque immédiatement, expulsés par la force conjuguée de la foule.
La nuit est noire lorsque la procession se met en branle, menée par les lamas (les fameux bonnets jaunes du bouddhisme tibétain) au costume d'or brocardé, à la robe rouge ou safran. Un vieux moine marche vivement, saisi par le froid (- 30°C au moins), faisant tinter une clochette d'argent de son dorje. Suivent un grand tambour, un frappeur de cymbales en cuivre, divers porteurs d'offrandes. Franchie l'enceinte de la datsan, tous se regroupent au pied d'un fantastique bûcher. Quelques instants plus tard, les flammes emplissent le ciel, dispensant une chaleur inespérée. Une ronde se forme : dans le feu régénérateur, les maladies, les mauvais sorts, les péchés, symbolisés par des boulettes de pâte crue, partent en fumée.
Retour au monastère d'Ivolginsk. Pour la deuxième fois seulement de son histoire, la dépouille préservée d'un lama vénéré, disparu à l'aube de l'URSS, doit être exposée. Mis au jour après la perestroïka, il fut retrouvé en parfait état, dans la position même où il était mort : en pleine méditation.
La chair paraît de cire ; le menton est discrètement soutenu par une fine bandelette. Les croyants défilent en silence, pausant devant le saint homme le temps d'une révérence en trois mouvements, mains jointes en prière au niveau du front, de la poitrine et du ventre. Une odeur âcre se répand, celle de l'encens, portée par un timide courant d'air en un nuage léger.
Le soir, Olga, notre hôte, professeur de français à l'université d'architecture, nous fait l'honneur d'un dîner de Nouvel An bouriate, en compagnie de sa nièce Ioulia et de Sesegma. Au menu, du blanc symbolique, encore : meringues, glaces (nous en avons apporté une pour l'occasion) et, surtout, ces incontournables bouz, de gros raviolis à la peau claire qui tiennent lieu de plat national bouriate. La première bouchée est une gageure : il convient de bien mordre et d'aspirer, d'un coup, tout le liquide graisseux qui baigne la viande… Immanquablement, le menton dégouline. Poutine, nous raconte Olga, ne s'en est pas mieux tiré que nous, il y a quelques mois de cela. Il fallut même, dit-elle, courir lui chercher une nouvelle cravate !
Texte : Claude Hervé-Bazin
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