Balade hivernale en Sibérie
Le festin de Valentina
Saratovka. Le long d'une rue unique, un hameau de quelques centaines d'habitants, tous Vieux Croyants. Les maisons en bois sont pimpantes, leurs fenêtres, leurs portails repeints de frais. Vert d'eau, bleu tendre, jaune soleil, les couleurs sont à la fête. La propreté est une vertu chez les Sémieski. Séparés de l'église orthodoxe officielle depuis le XVIIIe siècle, ils furent nombreux, pour échapper aux persécutions dont ils furent alors victimes, à émigrer aux marges de l'empire russe, jusqu'en Sibérie orientale.
Maria Semiénovna, qui nous a vus passer devant sa fenêtre, nous invite un instant chez elle. Veuve, elle vit seule avec son chien, son jardin dominant le large Selenga (un affluent du Baïkal), sa banya (sauna), son puits, ses mains calleuses et ses souvenirs d'une vie rude. Dans son intérieur, aux murs et au sol couverts de tapis, trônent un fauteuil, quelques chaises, une télé récente, un portrait du défunt. Et, dans un angle, près du miroir, une icône ancienne. Les autres furent confisquées sous l'ancien régime.
L'après-midi, nous déjeunons chez Valentina Markovna, doyenne d'un groupe folklorique sémieski. À peine franchi son seuil, elle nous invite à briser le pain et le tremper dans le sel, puis à faire glisser le tout à l'aide d'un petit verre de vodka - un accueil traditionnel russe. Autour de la table, deux de ses filles, en costume elles aussi, de lourds colliers d'ambre autour du cou, deux amies, son mari, son frère, une nièce nous rejoignent. Au menu : pain au poisson, solianka au lard et au chou, œufs de saumon, omoul (proche de la truite) fumé pour un régiment. Très vite, un verre se lève, à notre venue. Suit un nouveau toast de Vladimir. Puis un autre de Natacha. Nous rendons la politesse. Vers 16 h, j'en suis à ma sixième vodka, cul sec. Vers 17 h, je culmine à huit ! On danse, on plaisante alors dans toutes les langues. Puis le regard se fait triste : le soir et les adieux approchent. On se connaît à peine et c'est déjà un déchirement.
Texte : Claude Hervé-Bazin
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