Les nuits du Caire
Un mariage
Retour dans le quartier du cimetière. Cette nuit a lieu un grand mariage. Afin que personne ne rate l'événement, un ballon de baudruche de cinq mètres de haut, couleur rose bonbon, a été érigé à un carrefour. Dessus, une banderole affiche les noms des futurs mariés. Une impasse a été reconvertie en une sorte de hall gigantesque, à l'aide de bâches tendues en guise de murs. Sur les façades des immeubles mitoyens, des guirlandes d'ampoules multicolores sont accrochées. 22 h, nous attendons. Un embouteillage se forme dans la rue. Ce doit être un mariage très important… Hany me confirme que ce sont les deux familles les plus riches du quartier qui s'unissent : l'une a fait fortune dans la boucherie, l'autre grâce au hachisch.
La foule impatiente attend l'arrivée des mariés et se presse devant le chapiteau. L'embouteillage grandit et ne pas se faire écraser commence à relever de la prouesse. Je préfère pénétrer dans la halle, encore vide. Un long podium, comme ceux des défilés de mode, traverse la salle : c'est pour les chanteurs et les danseuses orientales. C'est dire l'importance du mariage ! Autour, des tables rondes où commencent à prendre place les premiers convives. Au fond, sur la scène, un animateur, micro en main essaye de chauffer l'ambiance. La sono est assourdissante.
Les mariés arrivent enfin dans une limousine flambant neuve. Leur apprêt irréprochable contraste prodigieusement avec la tenue des gens du quartier. Quelques photographes attendent l'arrivée des jeunes époux. Dont moi. D'abord souriante, fière d'être photographiée, la mariée, bousculée par la foule, finit par craquer. Je la sens au bord de la panique. Puis le couple escorté par son service d'ordre disparaît dans le fond de la salle. Les convives, sur leur trente et un, arrivent au compte-gouttes et disparaissent à leur tour.
Les curieux affluent. Je les reconnais à leur mise, très simple, qui dépare avec celle des invités. Des enfants des rues, attirés par le faste et la fête comme des papillons par la lumière, s'approchent, timidement. Ils tentent de prendre un air important. Les voir ainsi, tristes et éblouis à la fois, dans leurs pauvres haillons, me bouleverse. Leurs yeux sont grand ouverts, ébahis. Eux aussi, ils veulent être de la fête. Après tout, ils sont du quartier ! Peut-être espèrent-ils passer inaperçus, se fondre dans la cohue et profiter ainsi pleinement des festivités. Mais alors qu'ils arrivent près de la scène, des hommes en gabaleya, chargés sans doute d'assurer la sécurité, les chassent à coups de bâtons, un peu à la manière dont on se débarrasse d'une nuée de moucherons. Les jeunes garçons ravalent leur orgueil et s'éloignent. Puis, n'y tenant plus, ils s'approchent à nouveau, espérant qu'on les a oubliés. Ils veulent voir. Ils veulent être de la fête.
Soudain une bagarre éclate. Deux hommes, sur le podium, probablement des membres de la famille, se hurlent leur colère au visage. Ceux-ci sont déformés par la rage. Je ne comprends pas ce dont il retourne. Sans doute une question d'organisation. La sono devient insupportable. Puis ce sont des coups de feu qui partent. Je me retourne. Un gamin d'environ cinq ans marche tranquillement sur le podium et tire en l'air des balles réelles. Sa démarche et sa main sont incertaines. Je jette un regard à Marianne qui me confirme que ce sont bien de vraies balles.
Épuisées par le bruit insoutenable et toute cette folie, nous décidons de nous sauver. Les gamins sont à nos basques. Depuis plus d'une heure, vingt petites mains ne cessent de me taper dans le dos pour attirer mon attention : « Sawari ! Sawari ! » (Cela veut dire « prends-moi en photo »). Elles se font de plus en plus insistantes et, tout à coup, excédée, j'ai envie de hurler : « Lâchez-moi ! ». Mais la vue de ces petits visages innocents et avides de capter mon affection me bouleverse une nouvelle fois.
Nous leur promettons de revenir. Dans le taxi, je me retourne : dix petites paires d'yeux me disent adieu.
Texte : Sylvie Lasserre
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