Les nuits du Caire
Le hadra
23 h. Un hadra - lieu où l'on danse sur du zikhr, la musique qui mène les soufis à la transe - se tient cette nuit dans un cimetière proche de Sayyeda Zeïnab. Le taxi nous dépose non loin de la grande mosquée dont le minaret éclaire merveilleusement la nuit. Matteo s'engage derrière une palissade. Je le suis. Le sol est jonché de gravats et d'ordures. Nous marchons avec précaution et pénétrons dans le cimetière qui ceint la mosquée de Zein el Abedine. Il fait très sombre. Au loin, des silhouettes nimbées d'une lumière dorée se détachent. On dirait un tableau de Rembrandt. L'éclairage est apporté de l'extérieur par de longs fils électriques auxquels sont suspendues des guirlandes d'ampoules.
Une foule silencieuse se tient là. Certains dansent, d'autres sont assis sur des chaises en bois posées à même la terre mal aplanie et entre les flaques d'eau. Un chanteur, en gabaleya, se tient debout, micro à la main, devant une estrade faite de quelques planches de bois clouées de guingois. Derrière lui, les musiciens. La musique, du zikhr, couvre les voix. Aux pieds de la scène, un tapis râpé. Parmi les danseurs, hommes et femmes, certains sont en transe. Une buvette a été aménagée contre le mur d'une tombe - ici, les tombes sont de la taille d'une maisonnette et comportent une pièce, si bien que tous les cimetières du Caire sont habités par les pauvres.
Lorsque j'arrive, un homme au crâne rasé surgit et me tend un billet de cinquante piastres. Il porte un ample pardessus kaki et me sourit comme un enfant. Ses lèvres sont épaisses, sa face ronde est couverte de perles de sueur. On dirait un fou du roi. Je le remercie et il repart gaiement, léger comme un oiseau. Je regarde un instant les danseurs, puis je m'éloigne… Je monte les marches du mausolée. Un homme dort sur le parvis en marbre. Le contraste entre l'apparat du monument et la pauvreté de ce no man's land alentour est saisissant. Depuis la terrasse, le spectacle est inouï, la lumière magique. Partout, de petits groupes d'hommes et de femmes assis en tailleur émergent de l'obscurité, enveloppés dans un halo de lumière. De l'autre côté, la vue plonge sur quelques tombes en ruine, transformées en habitations. Je distingue un cheval immobile attaché à sa longe. Plus loin, deux chiens dorment profondément sur une dalle funéraire. Je ne peux m'empêcher de penser à la ville endormie de la belle au bois dormant. Au loin une porte s'entrouvre, une ombre sort, se penche et vide un seau.
Plus loin encore, à une centaine de mètres, caché des regards par d'autres caveaux, se tient un autre hadra, signalé par l'importante clarté qui s'en dégage. C'est une femme qui chante, il y a moins de monde. Personne ne danse. C'est plus tranquille. Une buvette s'est improvisée sous un toit de roseaux. À l'écart, quelques hommes d'âge mûr fument la chicha. J'erre. Je prends des photos. Enfin… j'essaye car la lumière est très faible et je ne veux pas utiliser mon flash. Et puis surtout, les photos sont très malvenues…
Retour vers le mausolée. Sous l'escalier, une femme en noir prédit l'avenir. Autour d'elle, rien que des hommes, assis sur un tapis. Derrière l'escalier, adossé contre le mur de l'édifice, un vieil aveugle loue des chichas dont il a enroulé les tuyaux autour de son cou, comme un charmeur de serpents. Une vieille femme, aux lunettes très épaisses et entièrement voilée de bleu nuit, m'attire vers son groupe. Elle me parle. Je ne comprends pas. Un attroupement se forme. Arrive une autre femme, en habit de fête, fée carabosse, aux yeux exagérément noircis de khôl. Je pressens le mécontentement général. Elle refuse que je la prenne en photo. Matteo arrive à mon secours et me traduit ses paroles : « Qu'est-ce que tu viens faire ici ? ». Nous nous éloignons.
Retour vers le premier hadra. Je rencontre Hany, assis à deux tables de la nôtre. Il est musicien, comédien, metteur en scène, poète… Un beau regard, très serein, détaché de tout. Je lui dis que je suis journaliste. Il écrit son numéro de téléphone sur mon cahier de notes. « Appelle-moi demain ! ». Quatre vieilles femmes, maquillées à outrance, sont en transe. Leurs vêtements sont très colorés. L'une d'elles, totalement édentée, semble complètement partie. Une de ses amies appose sur sa tête un voile noir qui lui recouvre le visage. Sa transe s'achève. Sa copine la calme, la retient, l'aide à revenir.
Un autre zikhr démarre. Ce sont maintenant des hommes qui dansent. Une femme en noir, assise sur le côté, se lève subitement, prise de violentes convulsions qui la secouent. Elle s'appuie sur le rebord de sa chaise pour ne pas tomber. Son buste se penche d'avant en arrière. Elle grimace. Une amie la surveille, la soutient. Cela dure cinq minutes, puis elle se calme. Elle semble épuisée.
Texte : Sylvie Lasserre
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