La Sicile secrète des villes perchées
La Sicile est bien autre chose qu’une île. Sa situation de verrou au centre de la Méditerranée lui a toujours conféré une position hautement stratégique et, de ce fait, la Sicile est une sorte de mille-feuille de civilisations, dont on apprécie encore aujourd’hui les richesses. Car la Trinacrie – nom que lui donnaient les Grecs – réserve encore bien des surprises à ceux qui oseront prendre ses chemins de traverse, loin des hotspots touristiques.
Direction les villes perchées du centre de la Sicile où souffle encore le vent des batailles qui opposèrent Normands et Sarrasins au Moyen Âge. Des cités méconnues et superbes comme Enna, Caltagirone ou Piazza Armerina où bat le cœur le plus secret de l’île…
Préparez votre voyage avec nos partenairesEnna, le nombril du monde
Des villes perchées du centre de la Sicile, Enna, à 1 h de route de Catane et 1 h 30 de Palerme, est peut-être la plus singulière. Dominée par le Castello di Lombardia, l’un des plus grands châteaux médiévaux d’Italie, cette ville en balcon sur les monts Héréens laisse glisser les dalles anthracite de ses rues jusqu’à sa cathédrale, édifiée à la demande d’Aliénor d’Anjou, princesse du royaume angevin de Naples, au XIVe siècle.
Au centre de gravité de l’île – les Grecs la qualifiaient déjà de « nombril de la Sicile » –, sa position hautement stratégique lui valut de nombreux sièges. Les Arabes l’arrachèrent aux Byzantins qui, eux-mêmes, l’avaient ravie aux Romains, puis Enna tomba dans l’escarcelle des armées de Frédéric II de Souabe, lesquelles, appuyées par de farouches Lombards (d’où son nom), s’employèrent à faire du château que l’on connaît aujourd’hui une forteresse inexpugnable.
De ce melting-pot de cultures, l’anciennne Castrogiovanni, rebaptisée Enna en 1927 par Mussolini, a conservé quelques spécialités comme les buccellati, des gâteaux aux fruits secs – sorte de Figolu® –que l’on mange à Noël, ou encore la mastazzola, un biscuit d’épices et de miel cuit dans le vin à la pâte non levée et au goût si particulier, que l’on offre à l’occasion de la fête de la Madonna della Visitazione le 2 juillet.
Autant de recettes ancestrales passées de cuisines en cuisines depuis l’Antiquité puisque l’on en a trouvé trace dans certaines poteries en terre cuite extraites des fouilles du site antique de Morgantina (IIe siècle av. J.-C.). Ces petites douceurs faisaient en leur temps l’objet d’offrandes à Déméter (la Cérès des Romains), déesse de l’agriculture et de la fertilité, dont on peut encore aujourd’hui voir le rocher sacrificiel (Rocca di Cerere) au pied du château.
Si vous passez à Enna durant la première quinzaine de mai, surtout, ne manquez pas la semaine fédéricienne. La ville retombe alors pendant une semaine (souvent du 4 au 11) au Moyen Âge avec des parades costumées et des représentations théâtrales à la gloire de Frédéric II. Une manifestation clôturée par le palio dei quartieri, qui voit s’affronter dans une cavalcade endiablée comparable à celle de Sienne (toutes proportions gardées, évidemment) les différents quartiers de la ville.
Calascibetta, capitale du cochon
C’est la petite ville qui répand sa nappe de maisons agglutinées depuis le sommet d’un piton rocheux, juste en face d’Enna. Comme pour sa grande sœur, Calascibetta (la « forteresse de la falaise », en arabe) assista, elle aussi, au défilé du gratin des hommes en arme pendant tout le Moyen Âge.
La ville se laisse visiter au gré de ses ruelles pentues (avoir de bons mollets), notamment pour ses églises : belle Adoration des mages de Filippo Paladini dans la chiesa dei Cappuccini, et chiesa Sant’Antonio Abate d’un baroque exquis. Elle est aussi réputée dans toute la Sicile pour sa foire aux bestiaux et toutes les festivités qui l’accompagnent le premier week-end de septembre.
La grande fête folklorique de la saucisse (ou fête du cochon) rassemble alors tous les habitants (et les amoureux des fêtes de village) sur fond de chasse au trésor et de joutes médiévales. Elle se termine (comme toujours en Sicile) par une procession en l’honneur du saint Patron de la ville, ici la Madonna del Buonriposo (Madone du bon repos), l’occasion de trancher le lard et de faire un barbecue géant !
Pour les végétariens, les amateurs de rando ou ceux qui fuient les foules, les proches environs de Calascibetta recèlent aussi de belles curiosités. C’est le cas de l’ancien village byzantin troglodyte de Canalotto, que l’on atteint après une petite rando en boucle d’une durée de 2 h. À quelques encablures de là, la nécropole rupestre de Realmese et ses 288 tombes troglodytiques, témoignent d’une occupation très ancienne.
Pour toute information sur ces sites, contacter l’association Hisn al-Giran (Tél : 328 374 85 53 ; www.villaggiobizantino.it)
La zone archéologique la plus évocatrice de Calascibetta se trouve via Cacere. Ces grottes creusées dans le calcaire servaient jadis de prison (d’où le nom de la rue). Goethe, lors de son voyage en Italie disait déjà de la ville : « Calascibetta est placée dans une position extrêmement panoramique, sorte d’amphithéâtre au-dessus d’une falaise percée de trous et de grottes, mais qui pourrait profiter de ce spectacle ? » Vous, pardi !
Caltanissetta, une histoire sulfureuse
Connue pour avoir été la capitale mondiale du soufre au XIXe siècle, Caltanissetta (le château des femmes en arabe) a longtemps bénéficié d’une situation qui, du fait de son éloignement des côtes et des ports, lui a permis d’échapper à de nombreuses épidémies. Véritable grenier à blé et isolée ainsi du reste du monde, la ville a connu la prospérité pendant plusieurs siècles.
Son élégant centre historique est bardé d’édifices qui ont vu le jour à partir du début du XVe siècle, époque où les puissants seigneurs Moncada s’emparent de la ville consécutivement à un privilège attribué par le roi d’Aragon dit Alfonse le Magnanime. La famille ne « lâchera » la ville qu’en 1812, quand seront abolis les privilèges du féodalisme en Sicile.
Caltanissetta se visite aujourd’hui le nez en l’air pour détailler quelques églises et palais. La place Garibaldi, dominée par sa fontaine aux tritons, qui marque l’intersection du corso Vittorio Emanuele II et du corso Umberto I, en est l’épicentre.
En outre, Caltanissetta peut se vanter d'avoir été – entre les années 1930 et le milieu des années 1950 –, un noyau culturel unique en son genre. Durant cette période la ville avait même pour surnom « la Piccola Atene ». Cette situation unique est due à Salvatore Sciascia, un éditeur courageux et visionnaire qui, très tôt, dénonça le fascisme et la mafia. Du coup, de nombreux intellos (Pasolini, Bevilacqua, Moravia, etc.) s’engouffrèrent dans l’appel d’air ainsi créé et contribuèrent à la renommée de cette « petite Athènes » bouillonnante d’idées nouvelles.
Les gourmands seront heureux d’apprendre que Caltanissetta est célèbre pour la qualité de son torrone (nougat), encore un héritage des Arabes ! Plusieurs magasins en ville sont passés maîtres pour le fabriquer, notamment Tentazioni e Sapori (via Libertà) de Davide Scancarello, qui s’attache à produire un nougat de qualité issu de recettes ancestrales. Enfin, sachez que Caltanissetta fait la fête pratiquement toute l’année entre mars et décembre. Renseignements : www.prolococaltanissetta.com
Piazza Armerina et la villa romaine del Casale : des joyaux !
Avec sa cathédrale qui toise toute la région, dont la construction a nécessité pas moins d’un siècle de travail entre le XVIe et le XVIIIe siècle, Piazza Armerina est surtout connu pour ses quatre quartiers historiques (Monte, Canali, Casalotto et Castellina) qui, tous les ans vers le 15 août, s’affrontent à l’occasion du palio dei Normani, une course de chevaux semblable à celle de Sienne en Toscane.
La ville n’en demeure pas moins intéressante à visiter avec quelques monuments emblématiques du baroque ou du Novecento comme le palazzo Trigona (où se trouve le museo della Città e del Territorio), le palazzo Vescovile, projet de Giandomenico Gagini et de son fiston Antonio, ou encore le teatro Garibaldi, sans oublier la pinacoteca comunale, dont la muséographie, bien faite, met en valeur des toiles allant du XVe au XIXe siècle.
Mais ce qui dépasse de loin la renommée de Piazza Armerina, c’est sa proximité avec l’exceptionnelle villa romana del Casale, située à 6 km au sud-ouest. Véritable joyau de l’Antiquité, cette grande villa de la fin de l’époque impériale (III-IVe siècle ap. J.-C.) possèdet des mosaïques (3 500 m² quand même !) qui nous sont parvenues pratiquement intactes !
Décor artistique d’une valeur inestimable, aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, ces mosaïques dressent sans ambages l’inventaire d’un certain art de vivre de son riche propriétaire. Fabuleux !
Les transports publics étant aléatoires, voire carrément inexistants parfois, pour vous rendre à la Villa Romana del Casale, n’hésitez pas à solliciter un taxi. À partir de 2 personnes, ça vaut vraiment le coup. Surtout le soir, en été, à l’occasion des nocturnes, nettement moins fréquentées par les groupes qu’en journée.
Caltagirone, capitale de la céramique
Les Arabes des temps médiévaux ne savaient pas que compter, croiser le fer, écrire des poèmes, déployer des systèmes d’irrigation pour alimenter leurs jardins ou faire de la pâtisserie… ils possédaient aussi la science du glaçage qui rendait les céramiques imperméables.
Caltagirone aura tôt fait d’en tirer parti. Dès leur arrivée au IXe siècle, les Arabes (il s’agissait en fait pour la grande majorité d’entre eux de guerriers berbères originaires du sud de la Tunisie) construisirent le « château des vases » (qalat al-giran en arabe, d’où la ville tire son nom), puis se mirent à perpétuer cette tradition. Elle sera ensuite poursuivie par les Normands, les Aragonais, les Espagnols et enfin, les grands architectes du baroque, chacun apportant sa propre touche.
C’est pourquoi aujourd’hui Caltagirone, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco pour la richesse de son architecture baroque, est réputée dans toute l’Italie pour être la capitale de la céramique. Et c’est bien simple, il y en a partout : au sol des églises (majolique), sur les murs, incrustée aux portes et bien sûr, dans les nombreux ateliers et magasins qui émaillent la ville.
Emblème de celle-ci, le fameux escalier de Santa Maria del Monte étale ses 142 marches entre la partie basse et la partie haute de la ville. Construit au début du XVIIe siècle, il a été décoré de céramiques évoquant l’histoire et la culture de la ville en 1953. Depuis, il fait chaque année l’objet d’attentions particulières.
Si vous passez dans le coin le dernier jour du mois de mai, vous verrez le célèbre escalier de la ville entièrement recouvert de tapisseries florales en l’honneur de la Madone de Conadomini. Les nuits des 24 et 25 juillet, c’est au tour de saint Jacques de Zébédée qui voit l’escalier s’illuminer en son honneur de milliers de lampes à huile, et rebelote au 15 août quand tout le monde est à la plage !
Mazzarino, jalousement baroque
Perchée à 553 m au-dessus de la plaine, à la croisée des voies antiques qui reliaient autrefois Castel di Tusa à Licata (axe nord-sud) et Agrigente à Licata (axe ouest-est), Mazzarino fut l’une des premières places fortes de Sicile. Dominée par un grand château d’origine romano-byzantine dont il ne reste aujourd’hui que les ruines, Mazzarino, d’abord arabe, puis normande, tomba dans l’escarcelle de la dynastie Branciforte dès le début du XIVe siècle pour y rester plus de quatre siècles, un bail !
Cette stabilité politique, doublée à partir du XVe siècle d’une relation directe avec le pouvoir de l’époque, a fait que la ville s’est enrichie à la fois culturellement et socialement, donnant ainsi naissance à de nombreux palais, églises (il y en a 25 !) et maisons patriciennes. Un patrimoine remarquable qui constitue aujourd’hui un ensemble baroque d’une grande homogénéité architecturale. Un vrai décor de cinoche !
C’est en partie pour cette raison et pour l’atmosphère qui s’en dégage qu’en 1984, le réalisateur italien Damiano Damiani y tourna La Mafia (La Piovra, en italien), avec François Perrier, une série qui est considérée comme le plus grand succès de la télé italienne.
Le second dimanche du mois de mai, la fête du crucifix de l’Orme (U Signuri di Maju) est une procession assez délirante, avec plus d’une centaine de processionnaires tout de blanc vêtus avançant pieds nus avec, sur leurs épaules, un Christ crucifié de plus d’une tonne et demie, sous une pluie de pétards, de confettis et de guirlandes de fleurs ! À cette occasion, le centre-ville est entièrement décoré de petites fleurs jaunes appelées u sciuri di Maju en l’honneur du printemps.
Fiche pratique
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Office national italien du tourisme
Comment y aller ?
De nombreuses compagnies low cost desservent la Sicile (Palerme ou Catane) depuis la France, notamment Transavia, EasyJet ou Ryanair.
Pour visiter la Sicile du centre, vous pouvez atterrir indifféremment à Palerme ou à Catane.
Louer une voiture est la meilleure garantie pour voir le maximum de choses en un minimum de temps. Les inconditionnels des transports en commun, en revanche, privilégieront le bus au train.
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Bonnes adresses
– La Casa del Poeta : contrada da Pavas Porino, Pergusa, 94100 Enna. À environ 10 km au sud-est d’Enna. Une ancienne villa du XIXe siècle, avec de grandes chambres spacieuses et stylées et une déco qui tourne plus ou moins autour de l’envie de lire, d’écrire ou de réfléchir. Belle piscine. Une vraie invitation à laisser filer les heures.
– Umbriaco Tavola Calda : viale IV Novembre, 11, à Enna. Une tavola calda concoctée avec des ingrédients triés sur le volet !
– Centro Storico : via C. Benintendi, 133, à Caltanisseta. Tél. : 329 311 48 72. Cuisine traditionnelle mijotée avec des produits frais et facturée à prix doux. L’une des meilleures tables de Sicile dans cette catégorie.
– Villa Trigona : via Santa Croce, à 3 km au sud de Piazza Armerina. Attenante à un domaine boisé de 5 hectares, une ancienne demeure de maître convertie en hôtel. Meubles d’époque, portraits de famille, il y règne une atmosphère délicieusement surannée.
– Teatro : via del Teatro, 6-8, à Piazza Armerina. Tél. : 0935 85 662. Bonne cuisine familiale sicilienne, notamment de délicieuses viandes grillées et de bonnes pizze, cuites au feu de bois le soir.
– B&B Il Piccolo Attico : via Infermeria, 82, à Caltagirone. Une poignée de chambres et d’apparts avec accès indépendant. Le must, c’est la terrasse avec vue sur l’Etna par beau temps. Bon accueil de Rosa Maria.
– Tentazioni Ristorante : corso V Emanuele, 138, à Mazzarino. Tél. : 0934 190 61 74. Dans un cadre frais et pimpant, et une cuisine sicilienne sincère.
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Texte : Eric Milet
Mise en ligne :