Périple sur la côte ouest du Groenland
Pour résumer, le Groenland est une terre rude faite de roche, de sable, de végétation rampante et surtout de glace ; les animaux et les hommes semblent y être en surplus.
Le climat y est rude (entre zéro et dix-sept degrés à l’abri, ce mois de juillet, bien que nous ayons eu un vingt degrés frisquet l’espace de deux heures) et venté, très venté, même. Les habitants, pour la plus grande part, vivent de la mer et de ses produits et depuis peu (une dizaine d’années) du tourisme, mais il s’agit d’un tourisme de petite ampleur, ce qui est fort heureux et appréciable pour conserver l’authenticité d’une des rares régions du monde encore préservées.
Kangerlussuaq
À Kangerlussuaq, mon mari et moi, nous avons atterri dans une ville de cinq cents habitants. En fait, il s’agit d’un aéroport international minuscule, entouré de quelques habitations éparpillées. On y trouve deux ou trois hôtels, un mini-supermarché, quelques locaux administratifs essentiels et, outre deux cafétérias, un seul restaurant. En été, son intérêt touristique se résume à la contemplation de la Watson River, à son lac Ferguson que l’on atteint par une piste sableuse et caillouteuse en vingt minutes de conduite ; piste que nous avons parcourue en vélo après avoir eu de grandes difficultés à en trouver deux en location.
Autre intérêt de taille de cette ville : la piste, du même acabit que la précédente, longue d’environ trente-cinq kilomètres, qui mène au point 660, le seul accès praticable de l’inlandsis. Tentés par l’aventure, courageux, mais pas fous, nous sommes allés marcher sur la calotte glaciaire en compagnie d’un guide. Nous avons donc eu le plaisir de rechausser les crampons, depuis longtemps abandonnés, pour fouler de nos pas cet océan de glace, franchir les creux et les crêtes de ses vagues figées par le gel, longer ses bédières, ou torrents de glacier, et contourner ses moulins ; des puits sans fond dans lesquels s’engouffre l’eau des cours d’eau et qui emportent, sans espoir de retour à la surface et à la vie, le téméraire malchanceux qui y tomberait, ce qui est déjà survenu, hélas !
Sisimiut
Deux jours après notre arrivée à Kangerlussuaq, un court vol intérieur, nous a déposés à la gracieuse Sisimiut, cinq mille cinq cents habitants environ et deuxième ville du Groenland. Gracieuse, parce que cette localité, lovée dans une baie accidentée, est bordée de massifs montagneux qui lui donnent tout son charme.
Comme les autres villes que nous avons explorées au Groenland, hormis les bâtiments industriels et portuaires, elle est constituée d’un tissu lâche de maisons posées au sol, souvent sur pilotis. Situées le plus souvent sur des protubérances rocheuses, on accède à ces habitations par des passerelles et des escaliers en bois. Ces maisons, qui semblent parfois en équilibre précaire, sont noyées au sein d’un réseau de tuyauteries et de canalisations des plus diverses, non enterré en raison du sol constitué de roche ou d’un revêtement fragile, le pergélisol, qui ne permet pas l’enfouissement. Si l’habitat individuel ou social, aux couleurs vives, est souvent agréable à l’œil, il n’en est pas de même pour son environnement, car, outre le réseau apparent des canalisations, chaque lieu de vie est entouré d’un fatras inimaginable. Se côtoient dans le périmètre adjacent à chacun d’eux : traîneaux, motoneiges, jouets d’enfants, embarcations de toute nature, vieux cartons, outils et que sais-je encore, le tout en état de fonctionnement ou non. Tout cet amoncellement de bric et de broc donne à Sisimiut, à l’image de ses semblables, un aspect dommageable de cours des miracles. Je suppose qu’en hiver, la neige recouvrant tout cela de son blanc manteau, l’enchantement visuel doit alors être au rendez-vous.
En parlant du désordre extérieur à l’habitat, nous avons été surpris de trouver lors de nos randonnées, principalement dans les environs de Sisimiut, très loin de la ville, des emballages de toutes sortes : des sacs en plastique, des cartons, pliés ou non, des chaussettes… et des quantités de polystyrène orange dans les creux des reliefs. Nous n’avons pas manqué de nous questionner sur la présence de cette pollution d’origine humaine dans une nature par ailleurs si totalement vierge et séduisante dans sa nudité. La réponse, nous l’avons eue le lendemain, un jour au temps mauvais et très venté. Désœuvrés, nous sommes partis à pied explorer les abords de la ville et nous avons découvert, à notre plus grande surprise, des dépotoirs à ciel ouvert aux portes de l’agglomération ! Nous avons alors compris que les objets les plus légers de ces décharges ne sont pour le vent violent, et omniprésent, que fétus de paille qu’il emporte puis dépose tout à loisir où bon lui semble. Le polystyrène, lui, provient des doubles parois calorifuges des conduites d’eau et les conduites de tout-à-l’égout entreposées et travaillées en plein air.
À noter aussi que les prairies (un bien grand mot pour nommer à la périphérie des villes les zones de toundra où affleurent maints rochers) accueillent en été les chiens de traîneaux désœuvrés. Ils y sont parqués et à l’attache cinq mois, des mois pendant lesquels leurs mushers ne les abandonnent pas, ils les visitent, prennent soin d’eux et les nourrissent une à deux fois par semaine ; chaque animal à une niche où il peut s’abriter. Cette réalité, je le sens, est de nature à choquer les cœurs sensibles, mais il faut savoir que l’hiver, dans ce pays sans routes, ni même sans pistes, lorsque les eaux de la baie de Disko prises en glace interdisent toute communication maritime et que le trafic aérien est impossible, le seul moyen de se déplacer d’un lieu à un autre, d’une ville à l’autre, est le traîneau à chiens ; loin derrière se situe la motoneige. Ainsi, chaque famille ou presque possède un attelage et, chaque attelage étant constitué de six à douze chiens, un calcul rapide montre qu’il y a dans chaque zone habitée plus de chiens que d’humains. L’on comprend alors que laisser ces bêtes en liberté, sans être attachées, est impossible, car si ces chiens, tous de race groenlandaise, sont amicaux et affectueux avec leurs propriétaires, et vice versa, ils n’en sont pas moins des animaux de meute et de trait recelant des individus dominants et des faibles. Des rivalités existent au sein des membres d’un même attelage et leur laisser une totale liberté serait aussi dangereux pour les chiens que pour les humains. Des accidents ont eu lieu, et une loi autorisant quiconque rencontrerait un chien errant à l’abattre ou à le faire abattre a été votée. Seuls les chiots qui ne quittent pas leurs mères sont en liberté ; nous en avons vus, ils sont craquants.
Ilulissat
Trois jours plus tard, à vingt et une heures, nous quittons Sisimiut qui n’a plus pour nous beaucoup de secrets et, après une nuit (façon de parler puisque la nuit est inexistante en été au Groenland) et une matinée à bord de l’express côtier, le Sarfaq Ittuk, nous sommes accueillis à Ilulissat par une chute de neige qui a étonné les plus anciens qui, de mémoire, ne se souviennent pas d’avoir connu un tel phénomène en juillet. Cette ville, la troisième du pays avec ses trois mille habitants, ne vaut pas le déplacement pour son esthétisme bien moins séduisant que celui de Sisimiut. Non ! son succès touristique, elle le doit à sa situation géographique. À proximité de l’Isfjord, pourvoyeur d’icebergs monumentaux se bousculant pour rejoindre la baie de Disko, elle est, en été, le point stratégique de jolies promenades le long de la baie qui permettent de voir vivre les icebergs, et de nombreuses et diverses autres activités. Parmi celles-ci, on peut citer les randonnées côtières, plus ou moins longues ; les excursions en bateau – soleil de minuit, front du glacier Eqi, observation des baleines, ou encore sorties en kayacs – ; les sorties en hélicoptères ou en avions.
Le soir même de notre arrivée à Ilulissat, les deux heures de croisière soleil de minuit dans la baie de Disko, de vingt-deux heures à minuit, furent un régal visuel malgré le froid intense contre lequel mieux vaut être prémuni si l’on ne tient pas à rester cantonné à l’intérieur de la cabine du bateau, à ne rien voir ou si peu. Et, avec le recul, je remercie Zeus pour la chute de neige de la fin de matinée et du début d’après-midi puisque, le soir, les rayons du soleil revenu, filtrant à travers les nuages sombres encore chargés de neige, nous ont offert au cours de cette sortie en mer les plus inespérés effets spéciaux lumineux : la blancheur des icebergs gigantesques habillée d’un spectre de couleurs tour à tour chaudes ou froides sur fond de ciel ébène.
La croisière qui mène au front du glacier Eqi, situé à environ soixante-dix kilomètres au nord d’Ilulissat, nécessite une dizaine d’heures de navigation, retour compris, dans un bateau frayant sa route à travers les glaces heurtant bruyamment la coque du navire dans le fjord d’Ataa. Elle est l’une des plus captivantes sorties que nous ayons faites, à un point tel que nous en avons oublié le déjeuner servi par l’équipage ; quand nous sommes redescendus dans la cabine, les plats étaient vides ! L’apothéose de cette excursion fut l’heure d’immobilisation du navire posté à un kilomètre et demi du front glaciaire d’une hauteur approximative de deux cents mètres. En ce lieu, nous avons été les témoins de l’avancée journalière et spectaculaire de ce glacier. Cette progression, d’une bonne trentaine de mètres par jour, se traduit par l’éboulement régulier d’énormes pans de glace qui, avant leur remontée, s’immergent dans les eaux du fjord en soulevant de gigantesques geysers et en formant des vagues de dimensions imprévisibles, d’où la nécessité pour les bateaux de respecter une distance de sécurité. Outre le phénomène visuel, le bruit de ces avalanches est celui d’un coup de canon suivi d’une salve d’artillerie lourde, à moins que l’on préfère l’image d’un violent coup de tonnerre se prolongeant par les furieux roulements de la colère de Jupiter. Cette musique particulière, les autochtones la nomment, de manière très poétique, le chant du glacier.
Une ultime sortie en mer nous a permis de découvrir Oqaatsut à une heure et demie de bateau au nord d’Ilulissat. C’est un joli petit port authentique d’une quarantaine d’âmes. Nous y avons été déposés tous les deux par la navette côtière Diskoline, bihebdomadaire. De là, nous avons rejoint Ilulissat, notre point de départ, en sept heures de marche, soit vingt-deux kilomètres de randonnée côtière et sauvage à travers un relief accidenté où garder sa trajectoire n’est pas chose aisée à cause du terrain tantôt rocheux, tantôt sableux, tantôt marécageux, sans traces donc, d’autant qu’il est peu fréquenté et peu balisé. Mais, Dieu que la vue sur les icebergs de toute forme, de toute taille, et de presque toutes les couleurs en raison de leur éclairage, est inoubliable ! Inoubliables aussi sont les nuées de moustiques qui n’ont qu’une préoccupation : celle de vous piquer ! Heureusement que, prévenus, nous avions moustiquaires de tête, vêtements à manches longues et pantalons.
Ces excursions en bateau ne sont cependant pas nécessaires pour avoir le bonheur de contempler les icebergs. Celui qui ne peut ou ne souhaite pas faire de tels déplacements a la possibilité de les admirer au cours d’une promenade sur le littoral de la ville d’Illulisat, tout comme à travers les baies vitrées des restaurants. Dans ces derniers, en raison d’un service généralement long, on a tout le loisir de prendre des repères et de surveiller la progression de ces monstres de glace. On les voit alors avancer, se doubler, pivoter, et perdre pour certains des pans de glace avec fracas. Leurs formes sont des plus variées : il y a des cathédrales, des pyramides, des arches, des arcs de triomphe. Il suffit de laisser voguer son imagination pour attribuer un nom à chacun. à majorité, leur taille est surdimensionnée, j’ai même vu un colossal buste de Néfertiti. Dans cet ordre d’idée, il est possible aussi de voir naître des icebergs, sans aller jusqu’au glacier Eqi, du fait que les trois principales randonnées dans la vallée Semermiut, à deux pas de la ville, offrent le spectacle de ces géants de glace marchant en ordre serré vers la sortie de l’Isfjord et la liberté que leur offre les eaux libres de la baie de Disko. Nous avons fait la plus longue de ces randonnées (cinq heures de marche) le lendemain de notre arrivée à Ilulissat, l’intermédiaire (deux heures de marche) le dernier jour de notre séjour dans cette ville, la troisième (une heure de marche) reprend une partie de la plus longue et nous l’avons ignorée.
La faune et la flore
Je n’aurais pas achevé le tour de notre voyage si je n’évoquais la faune et la flore.
La faune que nous avons observée se résume à quelques bœufs musqués et à quelques rennes vus sur la piste qui relie Kangerlussuaq au point six cent soixante. Quant aux oiseaux, sans compter les espèces marines que je n’ai pu photographier en vol, nous en avons vu de petits, mais joliment colorés, au cours de nos pérégrinations pédestres. J’en ai identifié certains, d’autres non. Ils m’ont surpris par leur faculté à me laisser les photographier : la plupart, loin de fuir à mon approche, se perchaient sur un rocher, d’autres se posaient au sol, mais tous m’invitaient à nouer un lien d’amitié en me charmant de leurs trilles.
Quant à la flore, il s’agit de toundra, fleurie en été, ce qui signifie qu’aucun arbre n’arrête le regard ! Amoureux de ces derniers, passez votre chemin, vous n’en trouverez pas !
Pour conclure
Ceci est un résumé donc un récit incomplet de mon exploration de l’Ouest groenlandais durant dix jours. Il n’en reste pas moins qu’il évoque l’ensemble des lieux parcourus et qu’il est le reflet des sentiments et des sensations éprouvés. Ces ressentis sont les miens, ils ne sont donc pas universels. D’autres personnes, dans les mêmes circonstances auraient sans doute vu et retenu des éléments différents qu’elles auraient perçus et restitués d’une manière qui leur est propre.
Ellierim