Randos, stop et bouée de sauvetage en Norvège

Forum Norvège

Aéroport d’Amsterdam Schipol, un peu avant 22h, le vol KLM 2682 est prêt pour le décollage. Patiemment, il attend son moment sur le tarmac. Petite tâche lumineuse au milieu de centaines d’autres. Tous ces appareils identiques, copies irréprochables dont chaque moindre détail est soigneusement recréé, rayonnent ensemble sur l’obscurité du bitume. Vu du ciel, on croirait presque à une constellation. Toutes ces petites tâches s’alignent les unes à la suite des autres avant de s’envoler pour une destination inconnue. Tous ces avions, je les regarde avec admiration, depuis cette immense baie vitrée de ce hall d’aéroport. Mais plus que d’admiration, il s’agit d’envie. Chacun renferme avec lui une destination qui m’est inconnue, mais que je me plais à imaginer lointaine. Chaque vol renferme avec lui ses propres spécificités, et aucun ne ressemble à un autre. C’est précisément ce qui fait la beauté du voyage. Chaque aventure est unique, car elle nous propulse inévitablement dans un inconnu imprévisible, où l’incertitude est la seule certitude. Et chacune de nos approches de ces nouveaux environnements demeureront éternellement différentes. On ne se projette pas dans l’inconnu. A force de trop chercher à se projeter, on finit par se priver de l’unique réel émerveillement qui nous reste : celui de la découverte. Cette petite pointe que l’on ressent au fond de l’estomac quand l’inconnu s’ouvre à nous, et que nous nous ouvrons à lui. Ce moment de partage, d’appropriation mutuelle, est unique. Car quand nous commençons à prendre la mesure d’un lieu, ce dernier en fait de même avec nous. Et finalement, chacun se fait le guide de l’autre. Ainsi, les moments qui précèdent un départ, un envol pour l’inconnu, sont de ceux qui comptent parmi les plus intenses de nos maigres existences. Alors préservons-les. Continuons de nous donner le pouvoir de rêver, quelle qu’en soit la forme que le voyage prendra. En avion, à pied, à vélo, en train, en voiture, en rollers, sur des échasses… les manières de partir sont inépuisables, au fond. Car la mobilité est l’essence même de l’Homme. Au point d’en devenir instinctive. Un Homme mobile est un Homme qui vit. Un Homme immobile est un Homme qui existe. Et cette existence, il est vital de la rendre vivante. Et lever les yeux vers de nouveaux horizons est l’unique moyen de mettre en exergue cette vitalité qui nous fait tant défaut. Pourtant, trop souvent encore on s’efforce simplement de continuer d’exister, dans un effort aussi vain que pathétique. En attendant le jour où, soi aussi, l’on prendra son envol.

Alors, quand retentit le vrombissement ultime des moteurs, quand la vitesse grandissante cloue peu à peu nos corps au fond de nos sièges, notre cœur s’emballe en même temps que le sol se met à défiler de plus en plus vite sous nos yeux. Jusqu’à ce petit sursaut, ce moment suspendu dans le temps où l’on ressent cette infime mais si puissante poussée vers le ciel, cet instant si court mais si intense où l’on rompt subitement tout lien avec le sol pour rejoindre les nuages et l’immensité bleue qui semble nous absorber. Ainsi en est-il de la genèse des aventures les plus folles.

Lentement, l’imposant navire fend les flots qui défile sous son impressionnante coque de métal. Sur un bateau, le trajet est long. Tout semble comme ralenti. On se laisse porter au grès des flots, peu à peu, étape par étape. Le bateau est un des ces rares moyens de locomotion qui offrent encore la possibilité de prendre son temps et d’apprécier le trajet. Prendre son temps. De nos jours, c’est devenu presque une anomalie. Pourtant, combien de fois a-t-on dit – ou entendu – que dans un voyage, le trajet compte au moins autant que la destination.

La vie commence doucement à s’animer autour du port de Stavanger. Les rayons du Soleil viennent réchauffer les façades blanchâtres de leur lumière orangée. Depuis cette petite terrasse qui trône fièrement sur les toits de la ville, le Soleil monte peu à peu dans le ciel. Il règne sur ce port une atmosphère paisible, loin de l’agitation de l’un de ces grands ports où voyageurs et marchandises se pressent sans cesse, dans une recherche perpétuelle, bien qu’un peu vaine, d’éternelle optimisation. Une ambiance un peu décalée, à la fois vivante et paisible, apaisante et entraînante. Il règne ici un joyeux brouhaha gai et entraînant. Sur l’eau, amarré au quai, un petit bateau nous attend. Aller simple pour une aventure hors du commun. Les maisons de bois blanches qui surplombent le port se mettent à défiler lentement sous nos yeux. Vu d’ici, leur uniformité paraît parfaite. On laisse derrière nous l’agitation naissante pour se diriger vers cette nature somptueuse qui nous appelle de son cri silencieux. Petit à petit, le bateau quitte l’immensité bleue qui l’entoure pour atteindre des eaux surplombées par de hautes falaises rocheuses, un peu inquiétantes, si fascinantes. L’eau s’écoule doucement et nous coulons avec elle. Petit à petit, notre embarcation approche une de ces façades. L’eau s’engouffre dans quelques crevasses que l’on distingue à peine. Les falaises défilent sous nos yeux. En levant les yeux, elles semblent défiler encore plus vite, toujours plus hautes. Comme si elles constituaient un lien entre ces deux étendues bleues qui s’étendent chacune à perte de vue. Terre et Ciel enfin liées par ce mince filet de roche, si imposant à nos yeux mais si frêle devant ces deux immensités bleues. Une touriste imprudente se fait piéger par les rejets de la cascade qui l’atteignent subitement de plein fouet. Quelques chèvres isolées nous saluent du haut de leur promontoire rocheux, loin, tout là-haut, tutoyant les étoiles du jour. Nous nous laissons porter, au grès de ces flots inexistants mais pourtant tellement présents en nous. La mer est plate et nos cœurs s’emballent sous l’effet de l’immobilisme des flots. L’immobilisme appelle la mobilité. A la poupe, le drapeau norvégien flotte fièrement dans les airs. Ce drapeau respire la liberté. Dans un flottement qui semble éternel. Sur les rives, des maisons sont éparpillées un peu partout au bord de l’eau, dans une disposition un peu anarchique. Mais qu’importe, car ici, l’espace ne manque pas. Alors, on s’affranchit des normes urbanistiques, des contraintes architecturales et des préconisations légales. Ici, on construit au nom de la liberté. Seul et unique principe qui guide les Hommes à travers ces landes sauvages majestueuses. Puis vient le moment du débarquement. La traversée maritime devient expédition terrestre. Même paysage, différent point de vue. Après s’être laissés glisser sur les flots, ce sont les roches qui nous emmènent vers les sommets. L’ascension est longue, mais jamais rude. Chaque pas emboîte celui du précédent, dans un mouvement qui semble devenu éternel. Peut-être l’est-il vraiment, au fond. Ne jamais cesser d’avancer, pour que toujours se poursuive la découverte. L’irrégularité de la roche rend nos pas instables, tord nos chevilles sans jamais les rompre. Sur le promontoire rocheux qui s’avance au-dessus des eaux bleues profondes, l’instabilité est de mise. Cette instabilité, on l’adore ou on la hait, mais jamais elle ne nous laissera indifférents. Et sans elle, nos vies seraient bien ternes. Cette instabilité que l’on craint tant, mais qui pourtant possède à elle seule le pouvoir de nous transporter vers des horizons que nous n’imaginions pas. C’est là toute leur force. Nous amener vers des horizons dont nous n’aurions jamais osé imaginer l’existence. Imaginer, c’est rêver, certes, mais c’est aussi dessiner en son esprit une première esquisse de réalité. Se retrouver projeté dans quelque chose dont on n’a pas eu le temps de dessiner les contours, c’est la meilleure et unique façon de s’imprégner réellement de toute la puissance des lieux, de prendre la pleine mesure des émotions qu’il transmet, de ressentir en soi toute la force de l’inconnu et de la nouveauté. Alors, quand finalement, après deux bonnes heures de marches, l’on atteint ce sommet tant espéré, mais jamais approché, le paysage grandiose nous laisse sans voix. A perte de vue s’étend une longue bande bleue qui serpente entre des falaises qui grimpent à pic Jamais nous n’avions vu une roche si verticale, ni si lisse. Pencher à peine la tête au dessus du vide nous offre une vision aussi spectaculaire qu’effrayante de cet environnement vertigineux. Ici, les grandeurs ne semblent pas connaître de limites. Encore faut-il souhaiter qu’elles ne perdent pas la raison.

Le soir, à notre retour, une animation contagieusement euphorique s’est emparée du port. Les étudiants se massent devant les bars alignés sur les quais, formant de longues files joyeusement désordonnées. Nous sommes là, au milieu de toute cette agitation qui grouille de toutes parts. Nous la contemplons sans y prendre part. Autour de nous, tout semble s’accélérer, tandis que nous restons si proches, mais toujours en dehors de cette bulle bouillonnante dont la fragilité semble la rendre soucieuse de son devenir. Observer pour mieux la cerner. Mieux prendre la mesure de cette chaleur qui envahit peu à peu ce pays où l’été ne perce jamais vraiment, avant de se jeter à corps perdu dans la folie. Et, soudain, au beau milieu de toute cette agitation, surgissant subitement sous nos yeux, elle est là. Trônant fièrement sur ce banc, d’une immobilité majestueuse au milieu de l’hystérie ambiante, de la tumultueuse frénésie qui règne autour d’elle. Nous n’avons d’yeux que pour elle, et elle semble elle aussi n’avoir d’yeux que pour nous. Coup de foudre aussi intense que réciproque. Mais cependant, amour désespérément impossible, condamné à demeurer éternellement ancré dans le passé tandis que nous poursuivons d’écrire le présent de notre histoire. Alors, nous passons notre chemin, acceptant la fatalité d’un destin auquel parfois on ne peut se soustraire. Certains amours sont tellement intenses qu’il vaut mieux ne pas briser la part de rêve qu’ils transportent avec eux. Ce rêve d’où l’on puise nos émotions les plus intenses. Celles qui ont le pouvoir de redessiner un sourire sur notre visage, simplement en caressant notre esprit, en chatouillant nos souvenirs. Ces amours sont de ceux que l’on n’ose embrasser la destinée de peur d’abîmer les fragiles promesses qu’ils sèment derrière eux. Car quand l’amour va trop vite, il se retrouve propulsé dans le quotidien, où l’euphorie cède sa place à la monotonie. Et cet amour de s’essouffler, peu à peu, certes, mais inéluctablement. Ses ailes se brûlent avant même le premier vol plané. Et pourtant. Ces amours impossibles font aussi partie de ceux que l’on ne parvient jamais vraiment à oublier. Au fond, il n’existe pas d’amour éternel. Car sa beauté réside dans le temporaire. Qui reviennent chaque jour occuper nos esprits, d’une manière ou d’une autre, jusqu’à finir par ne plus jamais en sortir. Une lente obsession dont ne parvient plus à se détacher, qui nous submerge petit à, petit, qui nous rend tellement heureux, tellement triste à la fois, tiraillés entre un fol espoir et une résignation désespérée. L’Homme a été créé pour ressentir ces sentiments. Sans eux, si durs peuvent-ils parfois paraître il n’est qu’un bout de chair animée qui lutte pour exister. Mais qui jamais ne vivra réellement. Et puis, quand l’obsession cogne si fort qu’elle en devient insupportable, alors, on y retourne. Et, quitte ou double, on tente sa chance. La réflexion fait place à l’émotion. L’instinct reprend le dessus. L’espace d’un instant, on retourne à l’état sauvage, si tant est qu’on l’ai vraiment quitté. Sur ce petit port, le coup était presque parfait. Digne des retournements de situation les plus inattendus. Le coup était presque parfait. Un peu trop, peut-être. Au croisement du dernier carrefour avant de regagner notre rue, nous tombons nez à nez avec un véhicule de police. Instantanément, les gyrophares rugissent et nous aveuglent, tandis que les gardiens de la paix se précipitent hors de leur véhicule. Leurs visages sont fermés, comme chaque émotion ressentie était scannée, analysée, filtrée, puis enfin atténuée. Comme si aucune émotion ne devait sortir. Ou plutôt aucun signe de faiblesse. Mais au fond, dans l’imaginaire collectif, ces deux notions sont tout compte fait assez similaires. Alors, on se renferme. Le dialogue qui découle de cette rencontre inopinée mérite d’être retranscrit en version originale :

  • « What is this ? »

  • « It’s a bouée »

  • « A what ?? »

  • « Bah it’s a bouée, rescue truc machin chose »

Vous l’avez bien compris, notre coup de foudre ressenti quelques minutes auparavant s’est porté sur une bouée de sauvetage échouée sur un banc face à la mer. Certaines émotions ne sont pas faites pour être contrôlées.

La suite de l’échange ne vaut guère la peine d’être retranscrite, ne s’agissant plus que d’une suite d’incompréhensions ou de tentatives d’explication hasardeuses sur la situation cocasse. Intérieurement, nous nous demandons laquelle des deux parties est la plus surprise d’avoir croisée l’autre. Et pourtant, nous parvenons à nous tirer de cette situation de manière aussi naturelle que miraculeuse. Et c’est en leur assurant que nous avions l’intention naturelle de la déposer à l’angle du carrefour attenant pour qu’elle puisse être récupérée par les autorités compétentes que nous reprenons notre route. De cet épisode, il subsiste pour nous une interrogation : soit les policiers norvégiens font preuve d’une indulgence sans limites, soit leur naïveté ne soutient aucune comparaison. Ce n’était que le début de nos péripéties.

Le lendemain, même journée, même heure, différente rue. Plus animée, encore. Les façades d’un blanc uniforme et immaculé ont fait place à un étalage de couleurs vives qui s’entrechoquent entre elles et étourdissent notre regard. Tous ces regards qui se croisent. Il y a ceux dans lesquels on se noie, ceux dans lesquels on se retrouve, ceux dans lesquels on aime se perdre. Ceux qui nous effraient, ceux qui nous inspirent. Ceux qui nous rendent heureux, ceux qui nous attristent. On ne peut rester indifférent à un regard. Un regard, c’est toute une vie qui vous contemple. Rien n’est plus intense que cet instant où deux pupilles en rencontrent deux autres. Que ces deux pupilles, totalement inconnues, fixées sur vous l’espace d’un instant avant de filer, de s’échapper. Rien n’est plus éphémère, aussi. Mais peut-être ces deux notions sont-elles liées, au fond. Parmi toutes ces paires d’yeux, se trouve parfois notre âme sœur. Parfois on la cherche, parfois elle s’impose à nous, grâce à son imprévisible détermination. Et ce n’est pas toujours la plus attendue que l’on retrouve. Rien ne garantit non plus que le coup de foudre soit réciproque. La paire d’yeux que je croise ce soir-là est celle de Bjorn, 26 ans, ingénieur dans le secteur pétrolier, passionné de randonnées et de grands espaces. Il est en présence d’une charmante jeune femme que nous prenons immédiatement pour sa fiancée… grand tord m’en suivra plus tard. La conversation est agréable au début, débridée, sans langue de bois ni politesses superficielles. Nous parlons de nos vies, de nos pays respectifs, de ce que nous aimons faire, de nos envies… Une conversation banalement rafraîchissante, en somme. Puis, au fur et à mesure que la conversation avance, je me rend compte que la jeune femme n’est en réalité pas sa fiancée mais sa meilleure amie, que lui aime les Hommes et que je semble cocher toutes les cases correspondant à ses critères ! Je réfléchis alors à la mise en place d’une stratégie de machine arrière ni trop brutale ni trop irrespectueuse, mais cependant suffisamment ferme. Mais lui ne perds pas de temps et m’inviter au karaoké, faisant voler en éclat l’ébauche de réflexion que j’avais commencé à mener. Qu’importe, elle n’était sûrement pas glorieuse. On prétexte alors une envie très pressante de crêpes, que la pâte ne va pas se faire toute seule, et on s’éclipse en vitesse. Nous sommes dans la rue avant même que la première chanson n’ai débutée. Je ne suis pas très fier de moi, Alors oui, j’aurais pu tenter de mieux cerner le personnage avant de me lancer dans une discussion endiablée. Oui, j’aurais pu prendre davantage le temps d’analyser la situation. Mais les rencontres les plus intenses ne découlent jamais de réflexion, mais d’envie ressentie en un lieu, à un moment précis. Une rencontre n’est pas faite pour être maîtrisée. Les relations les plus fortes sont souvent le fruit du hasard, car elles naissent sous le spectre de l’imprévu et sont marquées du sceau de l’inattendu.

Le lendemain, nous partons pour une dernière journée dans les alentours de Stavanger. Le train nous attend sur le quai. D’après ce que l’on a pu entendre, jamais, au grand jamais, un train norvégien n’arrivera en retard. L’organisation est reine au pays de Curieux de pouvoir vivre enfin une expérience différente de celles que nous réserve parfois une grande entreprise ferroviaire française dont nous tairons le nom, nous prenons place à bord. A l’intérieur, tout est impeccable, rien à redire. Les sièges sont spacieux et confortables et le sol brille presque. Mais le train demeure pourtant étrangement immobile. Très vite, des regards interrogateurs, cherchant des réponses à une situation dont on voit vite qu’elle devient extraordinaire, se tournent vers le contrôleur. Le pauvre homme arrive alors, d’un air désolé, nous expliquant que la locomotive vient de tomber en panne et qu’il ne pourra pas partir, que nous allons être transbordés vers un autre train. Le pauvre, les larmes semblent presque lui monter aux yeux devant le caractère aussi exceptionnel qu’humiliant de la situation. Une femme nous glisse discrètement qu’en 15 ans de voyages, c’est la première fois qu’une telle expérience se produit. Je lui souhaite intérieurement de ne jamais avoir à se déplacer en train en France. Au milieu de l’atmosphère pesante qui règne dans le wagon, nous faisons figure d’exception. Il faut dire aussi que nous sommes à peu près les seuls passagers à afficher un air serein et décontracté. Presque hilares face à l’ironie de la situation. 15 petites minutes plus tard, nous voici à Sandness, ville située un peu en retrait de la côte, et qui continue de s’enfoncer timidement dans les terres. La randonnée est belle, une fois de plus. De petites échelles nous permettent d’enjamber les clôtures qui délimitent les champs de bêtes. Nous ne croisons quasiment personne sur le chemin. L’impression de s’être perdu au milieu d’une lande immense et déserte, mais tellement riche. Au milieu de tout et de rien à la fois. Alors que la ville est pourtant si proche. Le chemin est parfois peu évident, ce qui nous vaut de multiplier tours et détours, descentes raides un peu à pic succédant à de longues montées sur l’instabilité des pierres. Du haut de chaque colline se dévoile un point de vue différent du précédent.

Depuis le haut des rochers, on surplombe la totalité de la baie de Stavanger. Et on contemple ce paysage qui s’offre à nous. D’un côté, un lac qui reflète dans son eau limpide la clarté éphémère de la lumière du jour. De l’autre, on aperçoit Sandness, d’abord, puis Stavanger, puis les eaux, d’un bleu plus profond, plus dur, qui s’étendent à perte de vue. Ici, ville et nature se confondent presque. Étrange mélange qu’est ce paysage qui oscille entre urbain et naturel à la fois, dont on ne parvient plus vraiment à distinguer la frontière entre ce qui est construit et ce qui est sauvage. Ici, pas de frontières superflues. La ville accepte la nature et la nature accepte la ville. Cohabitation enfin apaisée entre deux univers que tout oppose. Et il ressort de cette vision une sérénité qui nous aussi, nous apaise. La douceur des couleurs appelle à la sérénité. Le bleu du lac est immobile et uniforme quand une infinité de nuances de vert issue de la forêt décline en douceur ses différents niveaux d’intensité. Malgré la proximité de l’agitation urbaine, le silence est presque total. Les bateaux voguent silencieusement sur le fjord en contre-bas.

Nous arrivons alors en catastrophe à notre arrêt de bus… 2 minutes trop tard. Le prochain est dans 2 heures, à la tombée de la nuit, au milieu d’un ancien hôpital psychiatrique désaffecté. Le cadre n’est pas franchement angoissant, mais pas franchement rassurant non plus. Il n’invite pas à ce que l’on s’y éternise. Dès lors, que faire ? Revenir à pied sur Sandness ? La ville est loin et nous risquerions de manquer le dernier train retour. Miser sur un retour en stop ? La route est pourtant très peu fréquentée. Nos chances sont déjà minces, alors à quatre… cela relèverait presque d’un exploit. Alors, nous revenons vers le parking, désert, où le seul lieu d’où s’échappe un semblant de vie est un café un peu délabré dont les lettres lumineuses qui s’essoufflent peinent à indiquer l’existence. Comme si ce lieu tentait encore désespérément de conserver un semblant de vie, comme on s’accroche à la nôtre dans une ultime bataille perdue d’avance, avant de rendre son dernier soupir. C’est alors que surgit, un peu au milieu de nulle part, un coureur suivi d’un petit chien, qui malgré ses quatre pattes peine à suivre le rythme de son maître. Celui-ci semble ralentir, faisant naître en nous un espoir un peu fou, mais encore timide. Enfin, celui-ci finit par s’arrêter au bout du parking et commence à pratiquer une série d’étirements qu’il réalise avec soin. Nous l’observons quelques instants, hésitants. Puis, les choix audacieux s’avérant souvent être payants, nous nous dirigeons vers lui d’un pas décidé. Nous tentons tant bien que mal de lui expliquer notre situation, à base d’un anglais mal maîtrisé appuyé par un langage des signes qui ressemble plus à une agitation maladroite qu’à un langage à proprement parler. Mais qu’importe, ce monsieur comprend vite,s’avère en plus d’une gentillesse sans égal, et nous propose de nous ramener sur Sandness. Bingo, nous quittons ce lieu où la vie semble condamnée à une lente agonie pour retrouver des terres plus riantes. Le chien semble lui aussi ravi de sa rencontre avec nous, et nous le fait savoir à grands coups de langue chaudement étalée sur nos joues. Sur la route, nous parlons de course, de nos objectifs, des prochaines courses à venir pour l’un et pour l’autre… Il me recommande des coins où m’entraîner en Norvège. J’ai bien envie de le croire, tant des étoiles brillent dans ses yeux quand il me parle de ses footings le long des fjords. C’est décidé, je reviendrai à Sandness.

Le lendemain matin, le Soleil n’est pas encore levé quand nous pénétrons dans la salle d’embarquement de la compagnie maritime qui doit nous amener jusqu’à Bergen. Sur la carte, la ville semble si proche, et pourtant, nous n’y serons pas avant midi. La joie des interminables distances en Norvège et de serpenter entre les fjords qui bordent la côte. Tout est calme, la salle d’attente est spacieuse et la foule peu nombreuse. Quelques passagers éparpillés ici et là, perdus dans un espace étranger bien trop grand pour eux. Qu’importe, de toute façon ? Dans quelques minutes à peine, ils seront déjà repartis, à bord de ce ferry qui les emmènera vers d’autres cieux. Les salles d’attentes, éternelles capsules qui semblent suspendre le cadre spatio-temporel dans lequel se trouve le voyageur. Pour mieux l’inviter au rêve. La salle d’attente est propice à l’évasion. La rupture brutale qu’elle constitue avec notre environnement quotidien vient briser les limites auxquelles on se confronte dans notre environnement quotidien. La salle d’attente ouvre un nouveau champ des possibles. C’est un lieu où l’on devient soudainement son seul guide, où l’on reprend possession de notre esprit pour l’emmener où bon nous semble. Soudain, derrière l’immense baie vitrée apparaît un immense colosse, qui fend l’eau dans un silence magistral, tellement pur qu’il semble irréel. Son allure imposante lui confère des airs un peu inquiétants. Il semble dissimuler derrière son épaisse coque de métal un mystère terrible. Un mystère auquel nous serons à jamais associé dès l’instant où nous franchirons cette porte d’embarquement. C’est comme si le géant nous engloutissait cruellement, faisant de nous des prisonniers de cette épaisse coque de métal qui semble dissimuler tant de choses. Tant de secrets à percer. Tant de mystères à lever. Bref, toutes ces choses un peu inquiétantes, mais desquelles on ne peut se détourner au final. Car l’appel du voyage est toujours le plus fort.

Lors d’unes de ces fin d’après-midi d’août, le soleil estival concentre ses rayons encore tièdes sur un paquebot qui vogue au beau milieu des fjords. Au large de cette côte norvégienne découpée en une infinité de fines bandes de terre qui s’aventurent courageusement dans l’étendue bleue qui se dresse devant elles, comme animées d’une volonté de percer un secret étranger renfermé par cette eau bleutée. La profondeur de ce bleu lui confère un aspect mystérieux un peu vague, un de ceux dont on ne sait pas vraiment s’il est préférable de le percer ou de le maintenir enfoui sous les flots. Cette immensité bleue qui s’offre à nous n’a d’égale que celle de ces vertes terres vierges de toute trace d’occupation humaine. Tout comme la pureté du bleu de l’eau ne se confond qu’avec la persistance du vert des plaines. Ici, terre et mer s’assemblent pour ne plus former qu’un seul et unique élément. Deux formes de la nature qui entrent en totale symbiose, au milieu d’un calme assourdissant d’immobilisme. Tout semble dénué de toute forme de mouvement. Ici, le silence répond au silence. L’imposant bateau lui-même semble être devenu muet, si gigantesque soient ses cheminées qui lui font office de bouche. Il n’en reste plus qu’une masse immense glissant sur cette étendue d’eau infinie, engloutissant l’océan sur son passage, dans ce même silence, qui en devient presque angoissant, mais par dessus tout terriblement captivant, voire envoûtant. Éparpillés un peu partout sur le vaste pont supérieur, un petit groupe de personnes venues admirer le spectacle qui les entoure, se prélassent sous les rayons tièdes du soleil. Il règne ici une atmosphère de calme et de sérénité qui semble pouvoir s’éterniser à jamais, rythmée par le bercement des flots. Bien qu’inconnues les unes aux autres, ces personnes partagent, parfois sans même s’en apercevoir, ce même besoin d’air, d’espace, d’immensité. Pour eux, l’immensité appelle la découverte. Et la découverte appelle l’inattendu. Cet inattendu, qui est en quelque sorte leur raison de vivre. Un bain enivrant, qui laisse échapper des essences d’aventure et de découverte, dans lequel ils aiment tant se plonger, et où ils souhaiteraient se noyer éternellement. On échappe rarement à son destin. Alors ils répondent tous à ce même appel, silencieux, imperceptible pour tant d’autres, mais si pressant et assourdissant à leurs oreilles. Jamais, ils ne manqueront à l’appel. Et pour rien au monde, ils ne souhaiteraient être ailleurs. Un vent de liberté les rapproche. Petite brise insaisissable mais pourtant vitale. Vitale car insaisissable. Ne jamais pouvoir espérer l’apprivoiser, c’est caresser sans cesse l’espoir qu’elle vienne un jour nous emporter avec elle. Qu’y a t-il de plus beau que de vivre dans l’espérance ? Sans elle, nos existences perdent leur fil, leur sens. Car l’espoir est l’essence même de ceux qui cherchent à repousser sans cesse les limites de la raison. Espérer, c’est s’autoriser à jamais de rêver. C’est aller sans cesse au-delà de ce que l’on aurait jamais osé imaginer. Et c’est ainsi que les rêves deviennent crédibles. Espérer, c’est donner du corps à ses rêves.

Devant leurs yeux où brille cette lueur de rêve, le paysage défile lentement, comme une affiche que l’on déroulerait à l’infini. Paisiblement, les flots se succèdent les uns aux autres. De temps à autre, une petite maison de bois coloré se dresse au milieu de l’immensité verte, venant troubler harmonieusement l’envoûtante monotonie du paysage. Comme pour nous rappeler que, même dans les contrées les plus lointaines et les plus reculées, la trace de l’Homme ne disparaît jamais complètement. Et surtout, est à jamais indélébile. Alors, quitte à laisser sur terre une marque permanente, tâchons de la rendre belle.

Bergen est une jolie ville qui semble croquer la vie à pleines dents. L’animation de mise sur le port contraste avec l’intimité pudique des rues le long desquelles s’alignent des maisons bariolées de couleurs vives. Si bien que même ce qui est calme semble s’animer, prendre vie. Après le repas, le réveil très matinal vient nous rappeler à son bon souvenir. Arpenter les rues devient un effort. C’est le moment choisi par la magie de l’inattendu pour opérer. Alors que nous prenons une énième position un peu alambiquée dans la rue pour rompre la monotonie des photos de groupe, un homme âgé sort de sa maison, sûrement intrigué par nos acrobaties, pour nous demander d’où nous venons. Quand il apprend que nous sommes français, son regard s’illumine :

  • « Mais il y a justement ici une française qui vit juste ici ! » nous dit-il en pointant du doigt une maison à quelques mètres de là

Et, sans même nous laisser le temps de répondre, il se dirige d’un pas décidé vers la maison :

  • « Gilda, viens voir, il y a un petit groupe de 4 français juste là ! »

Et la fameuse Gilda d’apparaître à sa fenêtre, d’un large sourire amical, qui nous lance :

  • « Ca vous dirait de voir une maison typique norvégienne ? »

Encore un peu abasourdis par l’enchaînement des évènements, nous marquons un temps d’arrêt, avant de vite reprendre nos esprits et d’accepter avec entrain. Parfois, difficile de croire que le destin ne nous donne pas un coup de pouce. Coup de pouce du destin ou simple coincidence : au fond qu’importe ? Gilda est adorable, elle s’est installée ici il y a 17 ans après avoir voyagé dans d’innombrables pays, sur tous les continents. Sa vie est inspirante. Son courage, après les multiples adaptations, changements de vie qu’elle a dû supporter, force notre respect. De ces deux heures passées avec elle, il ressort une seule peur : celle de ne pas avoir le courage de prendre son destin en main pour vivre la vie que l’on souhaite mener. Une vie faite de liberté et de découverte, et qu’importe les sacrifices qui en découlent. Car s’il est bien une chose qui nous rend vivant, c’est le voyage. Car le voyage appelle la découverte. Et la découverte appelle à une véritable réflexion sur soi-même, une introspection, sur la place que l’on occupe en société et sur cette planète, sur le sens de nos actions, sur la portée de nos paroles, sur la profondeur de nos convictions. Alors, pour ça, Gilda, merci. Merci d’avoir contribué à donner un sens à ma vie. Et de m’aider dans cette quête si difficile et si complexe, souvent même taboue, qu’est l’épanouissement de soi.

Le Soleil vient de disparaître à l’horizon. La baie de Stavanger se pare d’une élégante obscurité qui lui confère un charme un peu envoûtant. Un avion fend le ciel. La vue que doivent avoir les passagers qui se trouvent à son bord doit être, à cet instant, sublime. Nous avançons pieds nus sur le sable, avant de pénétrer peu à peu dans l’eau. Le froid vient nous chatouiller la chair, raffermit notre peau et fait monter en nous une petite pointe d’excitation que seule la terre parvient à étouffer. Tout semble ralentir avec la tombée de la nuit. Même les voitures qui passent semblent rouler plus lentement. Comme si l’ensemble des terres tombaient doucement vers une forme de lente paralysie qui chaque soir tombe avec l’obscurité. Et, tandis que l’avion finit sa course dans le ciel pour disparaître au loin, comme une étoile emportant avec elle pour l’inconnu des dizaines de ces vies qui continuent de suivre leur instinct. Demain, nous suivrons le nôtre, nous aussi. D’ici-là, nous savourons encore un peu ces derniers instants sur le sol norvégien. Car, même si la mobilité est instinctive, l’appropriation d’un lieu est une vocation.

Le Soleil se lève doucement sur le petit aéroport de Stavanger. Sur le tarmac, un avion s’avance lentement vers cette immense piste, imposante porte d’entrée vers le ciel. Tout semble silencieux à l’extérieur. Ce mouvement ralenti de cet imposant oiseau semble comme une anomalie au milieu d’un paysage figé. Les hôtesses affichent un large sourire sur un visage maquillé et retouché jusqu’au moindre détail. Simple sourire de façade ou véritable bonheur tiré d’une vie de mouvement perpétuel ? La question est vaste, les réponses sont multiples. Le mouvement est une chose fascinante, qui procure en nous une sorte d’ivresse un peu floue, à mi-chemin entre excitation et anxiété, portée par un vague espoir puisé dans la recherche d’un inconnu incertain. Cette incertitude, c’est elle qui nous porte au quotidien. Vivre dans l’incertitude, c’est s’autoriser de ne jamais cesser de rêver. De ne jamais se fixer de limites. Vivre dans l’incertitude, c’est vivre dans l’espérance. Mais cette quête infinie de déplacement, cette soif intarissable de rencontres, ce besoin perpétuel de découverte, s’accompagnent inéluctablement du sacrifice de quelque chose d’au moins tout aussi précieux. Un sentiment discret, timide, qui n’ose parfois s’exprimer. Ce petit goût doucereux qui s’éveille doucement au fond de nous au contact d’un son, d’un parfum, d’un paysage, d’un objet familier. Un sentiment d’attachement. Un attachement à l’humain, aussi. Ces rencontres, ces personnes que l’on ne connaît encore qu’à peine mais avec qui l’on vient de partager ces moments si intenses, sont-elles condamnées à ne rester qu’un simple passage dans nos vies ? Une étoile filante qui disparaît à la seconde même où l’on commence à s’émerveiller ? Mais sûrement cet émerveillement est-il dû aussi à ce sentiment d’être face à quelque chose d’insaisissable.

Soudain, une brusque accélération met un terme à ces pensées un peu étranges. Les moteurs se mettent en route dans un vrombissement ahurissant. Hurlent de plus en plus fort. La vitesse semble nous entraîner irrémédiablement vers le fond de nos sièges, comme si tout à coup, nous devenions privés de toute forme d’énergie qui nous permettrait de nous mouvoir. La piste s’étire de plus en plus vite sous nos yeux. Ce paysage extérieur, qui semblait figé il y a encore à peine quelques instants, défile désormais si vite qu’il en devient flou. Comme si brusquement, tout s’était animé pour saluer une dernière fois notre passage sur ces terres où l’on a partagé tant de choses. Puis, arrive cet instant où soudainement, de manière extrêmement brève, on ressent cette légère poussée qui nous entraîne vers le ciel. Une infime sensation pour un bond de plusieurs centaines de mètres dans le ciel. Le mouvement a ses secrets que l’on n’explique pas. Je repense encore une fois à ces moments partagés. Toutes ces fois où nos regards ont échangé cette lueur de complicité malicieuse qui nous unit. Toutes ces fois où nos rires se sont fait écho. Ces quelques jours où l’on s’est laissés porter dans l’inconnu. Quelques jours, c’est peu et beaucoup à la fois. Beaucoup pour nouer des liens, peu pour les consolider. Mais suffisant pour s’apercevoir que l’on souhaiterait prolonger le plaisir. Et pour laisser s’exprimer cet étrange mélange de frustration et de nostalgie. Deux émotions contradictoires. Le regret de ce qu’on ne vivra plus, le remords de ce que l’on a pas vécu. Mais deux émotions qui, quand elles entrent en symbiose, nous permettent de réaliser à quel point le moment vécu a été beau. Parfois, il vaut mieux imaginer que vivre. S’arrêter au stade du rêve, comme si l’on avait trop peur de souiller ces beaux moments par nos comportements maladroits. En s’arrêtant au rêve, on garde en nous cet espoir de vivre un jour le moment tant attendu. Une fois vécu, on en attend plus rien, et une sorte de vide abyssal et invisible se forme en nous, silencieusement, mais terriblement ravageur. En conservant cet espoir, on conserve une raison de vivre. Alors vivons dans l’inconnu, pour ne jamais cesser de rêver.

Le jour se lève sur le tarmac de l’aéroport de Stavanger. Les premiers rayons de Soleil essaient tant bien que mal de percer le ciel encore obscur. Depuis l’unique Terminal de l’aéroport, les pistes sont encore désertes. Je pense à tous ces regards qui se croisent. Ici, ce sont les yeux qui parlent, tandis que la bouche reste spectatrice. Tant de regards se croisent en ces lieux. Et presque autant de mots que l’on souhaiterait prononcer. Des paroles que l’on a pas su, ou pas pu dire. Tant de langues différentes, et pourtant toujours les mêmes mots qui reviennent, inlassablement : « hello », « thank you». Alors chacun poursuit sa route, au milieu des silences. L’aéroport est un de ces lieux où les émotions sont poussées dans leurs derniers retranchements, où la sensibilité est exacerbée, où la vie est un peu plus intense. Ici, tout semble venir éveiller en nous une lueur d’excitation, d’espoir, d’anxiété, de tristesse, d’amour. La nostalgie qui monte en franchissant la porte de l’avion n’a d’égale que l’excitation que l’on a pu ressentir lorsque ses roues sont venues subitement heurter le tarmac quelques jours auparavant.

Que c’est long et il y a tellement de Carnets de voyages.

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