Bonjour,
Puisqu’on est dans les fiascos et les plans foireux, je vais vous raconter le mien et comment j’ai laissé une bonne partie de mes économies au Pays du sourire…
Mon épouse est thaïlandaise (et nous sommes toujours mariés, depuis bien longtemps). Il y a une vingtaine d’années, dans son coin de l’Isan, nous avons eu l’idée de monter un “ho phak”, une sorte de résidence pour étudiants. Je ne sais plus de qui est venue l’idée, mais elle n’était pas mauvaise. Il y avait pas mal d’écoles, de collèges et de lycées dans les environs, et beaucoup d’élèves et d’étudiants qui venaient des campagnes parfois lointaines ne pouvaient pas rentrer chez eux le soir. L’ho phak était pour eux une sorte de pied-à-terre. Ils y dormaient la semaine et rentraient le week-end dans leur famille. Sur un grand terrain appartenant à ma femme, nous avons donc fait construire une résidence de 32 chambres, sur deux étages, et, comme mon boulot était en France, nous en avons confié la gestion à ma belle-soeur thaïlandaise et à son mari (qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ont parfaitement géré l’affaire, avec une grande rigueur et sans aucune entourloupe). J’en profite ici pour affirmer que c’est une très mauvaise idée de laisser son épouse au pays et de retourner vivre seul en France. Ça finit TOUJOURS par un divorce. Le proverbe existe dans toutes les langues, et aussi en Thaïlande : “Klai ta, klai chaï”, loin des yeux, loin du coeur. Si la femme avec laquelle vous envisagez de vous marier ne veut pas quitter son pays, et si vous-même ne pouvez pas vous y installer, laissez tomber. Ça ne marchera jamais.
Je reviens à mon propos. L’idée n’était pas de faire fortune, mais de créer une petite entreprise permettant de vivre et pouvant, en vue de ma retraite alors encore lointaine, constituer un capital et une petite source de revenus. Très vite, ce fut la réussite, toutes les chambres furent occupées et l’on refusait du monde. Lorsque nous revenions en Thaïlande, je dois dire que je passais là de délicieux moments, au milieu d’une jeunesse riante, turbulente, attachante, sûre d’elle et paumée, comme toutes les jeunesses du monde, et rien que pour ça, je ne regrette pas un centime de l’argent investi. Bien sûr, il fallait de temps en temps mettre un peu d’ordre, rappeler à ces gamins et à ces ados, garçons et filles entre 15 et 20 ans que les portes devaient être fermées à 22h (mais ils soudoyaient le vigile qui les laissait rentrer parfois bien plus tard, on le savait, bien sûr, mais il faut bien que jeunesse se passe), il fallait faire taire gentiment - mais fermement - les guitares et les chahuts nocturnes, rappeler que l’alcool n’était pas plus autorisé dans la maison que le cannabis, que les flirts devaient rester discrets et qu’en principe (mais “en principe”, hein), les fille n’avaient rien à faire dans les chambres des garçons - et réciproquement ; il fallait aussi consoler les chagrins d’amour, féliciter les bons résultats scolaires, encourager les moins bons, bref, un boulot qui tenait autant de l’hôtelier que de la vie familiale. On est même passés à la télé, le député du coin étant venu nous visiter avec micros et caméras pour expliquer combien sa ville était dynamique et soucieuse de la réussite des jeunes. L’affaire fut rentable environ cinq ans, oh, pas des fortunes, mais suffisamment pour payer toutes les charges (l’eau, l’électricité, le personnel, mais aussi la petite enveloppe mensuelle à la police, etc) et elle dégageait même un bénéfice, d’autant qu’on avait installé une petite épicerie où l’on vendait les produits courants, shampooing, dentifrice, oeufs, conserves, papeterie, etc. et un service de blanchisserie où l’on lavait et repassait le linge. On employait trois personnes, un vigile, une femme de ménage et une villageoise du coin qui venait midi et soir vendre des plats cuisinés moyennant un petit loyer. Bref, que du bonheur.
Et puis, insensiblement, la situation a commencé à se dégrader. Comme notre affaire marchait plutôt bien, elle a donné l’idée à d’autres de faire pareil, et un ho phak s’est monté pas très loin du nôtre, puis un deuxième, puis un troisième, juste en face de chez nous, et plus joli, plus pimpant, plus neuf (les bâtiments se dégradent vite en Thaïlande), et d’autres encore, qui poussaient comme des champignons. Il a fallu faire avec la concurrence, baisser les prix, investir dans quelques accessoires de confort et dans quelques services, acheter une photocopieuse, proposer des ordinateurs avec accès Internet, repeindre la façade, faire de la pub, etc. ce qui a fait chuter le bénéfice.
C’est alors que sont apparues les contraintes administratives. Il a fallu - rien à dire, c’était normal, mais ça représentait une lourde charge financière - installer des alarmes incendie, des veilleuses, des instincteurs, des plans d’évacuation, refaire entièrement l’installation électrique selon les normes de sécurité, mettre partout du carrelage, bref, ça a coûté bonbon. Ensuite, la municipalité a décrété que les ho phak ne pouvaient plus être mixtes, et qu’il fallait choisir garcons ou filles. Nous avons donc gardé les garçons, et les filles sont parties s’installer ailleurs. Le problème, c’est que tous les ho phak aux alentours ne respectaient pas cette réglementation, et que les jeunes préféraient aller s’installer dans une résidence mixte, même si elle était en infraction - et on peut les comprendre. Ensuite, dernier coup de poignard, les prix ont été réglementés, et, même si les nôtres étaient très raisonnables, nous avons dû encore les revoir à la baisse.
Enfin, et ça nous ne l’avons pas vu venir, mais c’était inéluctable, le niveau de vie ayant beaucoup augmenté dans l’Isan, les jeunes, peu à peu, ont pu se payer des scooters, des mobylettes, même des voitures, et ainsi beaucoup ont pu rentrer chez eux le soir, si bien que nos chambres se sont lentement vidées (ainsi que celles de tous nos concurrents), et qu’il a fallu mettre la clé sous la porte et vendre à un prix cassé une grande bâtisse vide devenue inutilisable. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul ho phak dans le secteur, qui n’a pas l’air de se porter très bien.
Je n’ai jamais calculé précisément combien nous a coûté l’expérience, mais c’est du lourd (au moins à notre modeste échelle). Ça n’a pas grande importance, ce qui est fait est fait, et il ne sert à rien de se lamenter. Au demeurant, comme j’ai dit, si ma femme a quelques regrets, je n’en ai aucun, ça a été une belle aventure, qui m’a au moins permis d’apprendre à jouer au takraw - enfin, les jeunes ont fait ce qu’ils ont pu pour essayer de me l’apprendre, mais ce n’était pas gagné d’avance.
Cordialement.