Le petit train du Yunnan
Embarquement
Lever 6 h 30. Je traverse la ville encore déserte pour rejoindre la gare. Prêt à affronter la cohue qui accompagne habituellement tout embarquement dans un pays où on n'a pas la patience de faire la queue ! Mais il n'y a personne dans le hall ! Le train serait-il déjà parti ? Non, me rassure le guichetier ; j'ai tout mon temps pour acheter mon billet. Ce n'est pas aujourd'hui que je me ruinerai : 17 kuai (soit 2 €) seulement pour les dix heures de voyage annoncées. Je monte dans le wagon sans avoir à jouer des coudes. Calme insolite qui m'incite à la rêverie. La gare est flambant neuve et je cherche en vain une trace du passé.
Le " petit train du Yunnan " est né il y a bientôt cent ans, à l'époque où l'Empire chinois, disloqué, devient un terrain de jeu pour les puissances étrangères. C'est son histoire, d'abord découverte à travers les quelques lettres et les nombreux clichés laissés par Auguste François, diplomate de la Belle Époque, qui m'a incité à venir jusqu'ici.
Le rail est alors l'instrument privilégié de l'expansion impérialiste. Par projets interposés, Anglais et Français s'affrontent pour étendre leur influence au Yunnan qui jouxte leurs possessions respectives. Depuis la Birmanie, la topographie infernale créée par les gorges des grands fleuves oblige les Britanniques à renoncer à leur projet de liaison ferroviaire. Les Français s'entêtent malgré le relief chaotique qui s'étend du Tonkin à la Chine.
Si l'Anglais est vaincu, il reste cependant un obstacle de taille : les divergences au sein même du camp français. Celles-ci sont illustrées par l'affrontement de deux hommes, Paul Doumer, gouverneur général d'Indochine et Auguste François, consul de France à Kunming, agent du ministère des Affaires étrangères. Deux politiques, deux façons de voir la Chine.
Le premier, Doumer, défend une politique expansionniste visant l'annexion du Yunnan. Celle-ci s'appuie sur des considérations stratégiques - la région doit être la " citadelle des possessions françaises d'Extrême-Orient " - et sur la vision idyllique d'un nouvel Eldorado décrit par de grands explorateurs (Francis Garnier, Dutreuil de Rhins). Et puis, il y a une troisième raison bien moins avouable : l'exploitation de l'énorme production d'opium des provinces du Yunnan et du Sichuan qui permettrait d'équilibrer le budget indochinois, mis à mal par l'extension rapide des possessions. Dans ce contexte, la voie ferrée est l'outil idéal.
Auguste François, lui, est persuadé que " la province entière ne vaut pas les os d'un tirailleur annamite et l'argent qu'on y gaspille ". Pris dans cette logique, il ne dissimule pas son hostilité envers le projet de ce train qu'il condamne d'avance, mais ses adversaires politiques gagnent la bataille du train. Alors, faisant fi de son intime conviction, en bon serviteur de l'État, il négocie pendant ses missions consulaires la cession de la quasi-totalité des 450 km que compte la ligne côté chinois. Et en janvier 1910, c'est par le pont… Paul Doumer, ouvrage de 1 600 m de long enjambant la Rivière Rouge, que le train quitte pour la première fois Hanoi en direction de la Chine.
L'arrivée de mes premiers compagnons de voyage interrompt le fil de mes pensées. Dans ces wagons sans compartiments, les banquettes pour deux personnes sont disposées face à face, de par et d'autre de l'allée centrale. L'ensemble est confortable. Il va quand même falloir vivre là-dedans pendant dix heures. Pas vraiment adepte du train à la chinoise, j'appréhendais un peu les conditions dans lesquelles ce voyage allait s'effectuer. Les vitres s'ouvrent en guillotine, ce sera pratique pour les photos.
À 7 h 30, le train s'ébranle. Dès le départ, nous suivons le cours de la Nanxi, autrefois épelée Namti. Cette rivière est l'une des héroïnes du voyage. C'est grâce aux étroites gorges qu'elle creuse au milieu de massifs torturés atteignant plus de 2 000 m que le train peut rejoindre les plateaux du centre du Yunnan.
Pour l'instant le terrain reste plat. Nous traversons d'abord une opulente forêt tropicale appartenant à la réserve de Hekou-Pingbian. Cet impressionnant manteau végétal ne doit cependant pas faire oublier la dramatique déforestation que le Yunnan a subi ces cinquante dernières années. Une heure après le départ, le train s'immobilise dans une petite gare isolée de toute agglomération. Les wagons se vident en un clin d'œil. Des types me font des signes en gueulant chifan, chifan(1) ! O.K., c'est un arrêt casse-croûte. Sur le quai, c'est la bousculade autour d'un étal de fortune ployant sous le poids d'une énorme gamelle de riz, entourées de diverses préparations de légumes sautés ou macérés, les suan cai, de ragoûts, de tofu, d'œufs… De ce magma, chacun ressort avec sa boîte à provision en PVC blanc, un hefan. Ça coûte entre 2 et 5 yuan selon le nombre et la nature des accompagnements choisis. Ces self-services rudimentaires, présents dans tout le pays, ont à mes yeux autrement plus de charme que les Mac Do qui envahissent dorénavant les grandes métropoles chinoises. Certes, quelques préparations peuvent choquer nos palais occidentaux. Ainsi, je fais mon choix en évitant tendons, croquettes de gras et pattes de poulet qui risqueraient de me couper l'appétit. Pendant ce temps, de nouveaux voyageurs ont pris place dans le train. Un couple et deux petits garçons, une famille nombreuse selon les critères chinois, car ce " privilège " n'est accordé qu'aux minorités nationales, se sont installés de l'autre côté de l'allée. Ils dévorent des cannes à sucre et c'est avec une technique élaborée qu'ils en recrachent les filaments asséchés. Je décline poliment leur invitation à partager ce régal. Wo chi bao, autrement dit, j'ai mangé comme un sac. Cette traduction est peut-être trop littérale et peu élégante, mais cette formule usuelle est bien conforme à la sensation que m'a procuré mon petit-déjeuner ! Une tasse de thé vert du Yunnan devrait aider mon estomac à gérer cette portion pantagruélique ! Ici, c'est moins cher que l'eau minérale. Quelques banquettes plus loin, de vieilles femmes papotent tout en postillonnant des enveloppes de graines de tournesol. Il n'y a pas de poubelle dans les wagons. Cela entretient l'habitude tenace qu'ont les Chinois de tout jeter par terre, où qu'ils soient ou presque. Mais comme pour contredire la réputation de saleté des transports chinois qui en résulte, le jeune gars en uniforme gris muraille qui avait contrôlé nos billets balaie énergiquement les détritus qui jonchent le sol. Il y a cependant de grandes chances pour que le tout finisse dans quelque ravin en contrebas de la voie. Chaque wagon dispose d'un responsable attitré, véritable homme-orchestre. Par un cycle qui se renouvellera plusieurs fois, il se fait tour à tour contrôleur, puis camelot, puis technicien de surface. Il reviendra bientôt proposer boissons et amuse-gueules : tofu sous vide, viande séchée, biscuits et graines diverses. Au-dehors, la forêt se fait moins dense, mais plus inquiétante, plus dangereuse ; elle s'accroche maintenant aux premières véritables falaises et ravines. Ne serait-ce pas ces paysages qui ont inspiré à Bodard la vision cauchemardesque d'une " forêt anthropophage qui avale dans sa gloutonnerie… les cadavres des coolies " ? Comme l'avait annoncé Auguste François, le terrain est très difficile : " J'ai voulu suivre le tracé sur lequel siffleront des locomotives dans un avenir qui semble devoir être assez proche. À présent, il ne siffle en ces lieux qu'un vent impétueux […].Le terrain se trouve le plus souvent au fond de crevasses et de gorges, où pour le moment on ne parvient que descendu au bout de cordes. Seuls les singes s'y meuvent avec quelque aisance[…]. Quel pays pour les voies ferrées ! ". La région, presque inhabitée, est hantée par les bandits (les fameux Pavillons Noirs) et la malaria. À ces conditions extrêmes, s'ajoutent les pratiques quasi-esclavagistes de la CIY (Compagnie des Chemins de fer d'Indochine et du Yunnan). Soixante mille coolies participeront au chantier du petit train. Douze mille (un cinquième du nombre total !) y trouveront la mort. Certains journaux chinois annoncent des chiffres plus lourds encore. Un véritable " abattoir ". Aucun autre chantier ferroviaire ne fut aussi meurtrier si ce n'est celui du tristement célèbre pont de la rivière Kwai, mais là, le film reste à faire. Les organes du colonialisme eux-mêmes - fonctionnaires, administration, presse - dénoncent le scandale. Mais pour Doumer, que représentent ces milliers de morts contre les millions de piastres que va générer le commerce de la " boue noire " ? Ce sera la fin du monopole anglais établi grâce à l'opium des Indes. La France pourra ainsi participer pleinement à ce sale commerce dont la conséquence est la multiplication exponentielle du nombre de drogués en Chine.
1 : Manger du riz, manger du riz !
Texte : Dominique Roland et Stéphanie Déro
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