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Enrico Poli, le plus grand collectionneur du Pérou
À Lima, les mauvaises langues l'appellent « le plus riche pilleur de tombes du Pérou ». À plus de quatre-vingts ans, Enrico Poli, ingénieur des mines à la retraite, est considéré comme le plus grand collectionneur privé du Pérou et peut-être d'Amérique latine. D'une famille d'origine italienne, il a longtemps travaillé dans les mines du Pérou et de l'Altiplano.
Pendant trente-cinq ans, pour assouvir sa passion, il a acheté et amassé des objets rares et précieux, avec lesquels il a décoré les pièces de sa maison de Miraflores, un des quartiers résidentiels au sud de la capitale. On y arrive en taxi. Nous y sommes. C'est une grande maison de style latino-américain, qui ne se distingue pas de ses voisines. Pas de gardes, pas de mirador, ni de lignes barbelées électrifiées. Nul vigile en uniforme à la porte, même pas de chien, rien.
Chaque jour à 16 h, un homme ouvre la porte de sa demeure après avoir observé à travers un judas en bois doublé d'une petite grille noire. Cet homme n'est pas un employé de maison, mais le maître des lieux. Il est grand, racé, élancé, l'allure d'un doge vénitien avec des yeux scrutateurs enfoncés dans leurs orbites. Il accueille les visiteurs avec de la musique classique, dans des parfums d'encens.
L'intérieur évoque le faste aristocratique d'un palais de la Renaissance italienne. On songe aux splendeurs d'un cabinet de curiosités de l'âge baroque appartenant à un grand de Toscane ou à l'univers obsessionnel du baron Utz, cet incroyable collectionneur tchèque (héros du dernier livre écrit par Bruce Chatwin), qui sacrifia sa vie à sa collection. Ses objets étaient comme ses enfants et ses trésors étaient un substitut affectif de sa vraie famille.
Depuis des années, la maison était séparée en deux par un mur : d'un côté Poli, de l'autre son épouse. Ils vivaient comme deux êtres juxtaposés. Pas un recoin de cette demeure qui ne soit occupé par une pièce rare. Des lustres en cristal renvoient des reflets d'or et d'argent aux quatre coins de la maison, comme si le monde profane avait cessé d'exister à 16 h, pour céder sa place au seul monde qui vaille la peine : le monde sacré du collectionneur.
Énumérer les trésors de ce musée reviendrait à ennuyer le lecteur. « Là tout n'est qu'ordre et beauté/ Luxe, calme et volupté », aurait dit Baudelaire. De l'orfèvrerie religieuse des XVIIe et XVIIIe siècle partout, des peintures de l'époque coloniale aux cadres dorés, des meubles anciens en bois exotique sculptés avec une grande finesse. Ici, se dresse une armoire espagnole des Philippines, influencée par la Chine qui arriva au Pérou à bord du fameux galion de Manille. Ce bateau traversait chaque année l'océan Pacifique, de Manille à Lima, via Acapulco et Panama !
Plus loin se tiennent de mystérieuses armoires lustrées, comme sorties de l'âge d'or de Philippe II, cette époque où toutes les nations d'Europe vilipendaient et enviaient l'Espagne conquérante et audacieuse, qui venait de découvrir le Nouveau Monde et de faire main basse sur le Pérou. Ce vent de folie unique dans l'histoire qui amena des hommes ordinaires à devenir des conquistadores sanguinaires et assoiffés d'or. Ces objets ne sont-ils pas les témoins du temps passé, les fantômes de l'El Dorado ?
Plus loin, les murs sont couverts de ribambelles de céramiques érotiques pré-incas, dont les motifs sexuels ne laissent aucun doute sur les mœurs libres des anciens habitants de l'Amérique. Un monde archaïque, énergique et créatif, le monde d'avant le péché originel, si proche des peintures de Paul Gauguin. Ne l'oublions pas, Paul Gauguin, petit-fils de Flora Tristan, avait un arrière-grand-père péruvien. Il passa une partie de son enfance à Lima. « L'Inca est venu tout droit du soleil et j'y retournerai », disait-il.
Maintenant, nous voilà devant des kyrielles d'objets en argent d'une valeur inestimable, abritées dans de grosses armoires dignes du Vatican. Le maître des lieux les ouvre les unes après les autres comme un vieux cardinal florentin livrant le meilleur des trésors de l'Église à ses ouailles éberluées devant tant de richesses. Sont-ce des dons du ciel ? Les objets sont posés ad vitam aeternam dans de moelleux écrins en velours rouge.
Enrico Poli aurait pu être un personnage de Visconti : un prince magicien, les pieds sur terre et les yeux dans les étoiles. Mais la magie disparaît dans l'ombre des armoires dès que le maître referme les battants et les tiroirs. On traverse ensuite un jardin intérieur planté de palmiers. Et la magie revient. Encore un signe qui ne trompe pas. Leurs troncs élancés et longilignes n'évoquent-ils pas les piliers d'un temple baudelairien, voué aux dieux païens du beau et du rare ?
Pour atteindre le saint des saints, soit la salle de l'or, il faut suivre le guide au cours d'une visite interminable : presque trois heures ! Il y a quelque chose du prêtre païen en lui, une réincarnation de l'esprit andin surgi des tréfonds de l'âme du Pérou. À force de vénérer la mythologie précolombienne, l'adorateur est devenu un zélé thuriféraire pro-inca tentant de prêcher et de convaincre les foules. Clin d'œil des fantômes de la Terre ! Si Malraux avait connu l'antre d'Enrico Poli à Lima, il aurait loué cet intemporel musée imaginaire, fruit du rêve d'un homme passionné par l'art et l'histoire.
Cette salle de l'Or est la plus surprenante du musée. Elle est consacrée aux objets en or provenant du trésor de Sipan (au nord-ouest du Pérou). Le tout fut acheté par Enrico Poli dans les années 1980. Un soir, Enrico Poli reçut un appel téléphonique des huaqueros (les pilleurs de tombes) qui lui annonçaient la découverte d'un trésor dans une sépulture pré-incaïque à Sipan. Enrico Poli sentit un éclair de feu passer dans ses veines. À minuit, il appela son banquier. À deux heures du matin, il réunissait l'argent nécessaire pour payer en espèces sonnantes et trébuchantes (des dizaines de milliers de dollars US) le fabuleux trésor. En échange, Poli cédait à son banquier sa collection de pièces espagnoles du Grand Siècle. À trois heures du matin, Poli embarqua dans un petit avion et se rendit sur le site de la découverte, à 770 km au nord de Lima, près de Chiclayo. Comme dans un songe de la Bible, il vint sur place, il vit le tas d'or et il y crut aussitôt. Mieux : il avait déjà cru avant de l'avoir vu ! Il acheta le trésor, et illico presto le transporta à Lima dans sa maison.
Pourquoi et comment un collectionneur privé peut-il se constituer un tel trésor ? Les musées d'État du Pérou n'ont pas assez d'argent et le vide juridique est tel que des collectionneurs fortunés peuvent, comme à la Renaissance, acquérir des trésors pour leur simple plaisir. Mais cela est en train de changer. Les lois péruviennes en matière d'archéologie tentent de limiter le pouvoir des huaqueros et d'étendre la mainmise des archéologues officiels.
Disons-le tout de suite : Enrico Poli est un grand collectionneur oui, un pilleur non, c'est un terme excessif et injuste. Il achète parfois à des huaqueros, mais il n'est pas pilleur lui-même. Dans une vitrine, quatre trompettes en or, longues d'un mètre, datent de plus de mille ans. À côté, figurent des colliers, des parures, des pendentifs, des bracelets, hors de prix venus du fond de la terre, du fond des âges. Enrico Poli est insatiable en paroles.
Fondé sur une vision « rousseauiste » de l'histoire, son commentaire redonne aux cultures pré-incaïques une place essentielle. Érudit à l'humour décapant, il réécrit l'histoire du Pérou à sa manière, traitant souvent l'homme blanc d'animal, fustigeant la conquista et la colonisation, accablant les conquistadores espagnols des pires maux, impitoyable à l'égard des normes et des valeurs établies (la morale occidentale).
« Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué », confessait Rousseau. Ce pourrait être la devise de maître Enrico. Avec l'âge, Enrico Poli est devenu un trésor vivant de sagesse précolombienne. À sa mort, on dit que ses richesses seront données à l'État et que ses collections resteront au Pérou. Cela rassure de nombreux Péruviens qui voient chaque année une partie des richesses archéologiques de leur pays partir à l'étranger par des filières clandestines.
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Texte : Olivier Page
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