Bonsoir Rahim-thai,
N’est-ce pas pareil un peu partout ? Le rouleau compresseur de la mondialisation nivelle les cultures et les particularismes. En Thaïlande, c’est un mouvement qui a commencé voilà bien longtemps déjà. Les Siamois (le royaume d’Ayutthaya, puis de Thonburi et de Bangkok) ont annexé au fil des siècles toutes les principautés et les royaumes environnants dans une démarche assez agressive et très colonialiste. Après le coup d’État de 1933, la politique de “thaïfication” a fait passer - sans douceur - les Mon, les Shan, les Khmer, les Lao, les minorités chinoises, birmanes et malaises, les tribus du Nord, etc. dans le moule et sous la férule siamoise. Le pouvoir central a envoyé ses instituteurs dans les provinces pour “briser” les langues régionales, le lao, le katu, le bru, le sô, le khua, exactement comme sous la Troisième République, les “Hussards noirs” allaient extirper le provençal, le picard, l’alsacien ou le breton de la bouches des petits paysans (le système scolaire a été mis en place en 1920. Auparavant, c’étaient les bonzes qui dispensaient un savoir précaire à ceux qui avaient le loisir ou la volonté d’en profiter). Tout ça n’est pas anodin et a laissé des traces. L’opposition entre “chemises jaunes” et “chemises rouges” n’est peut-être pas seulement un affrontement politique sur des conceptions de la démocratie ou de la répartition des richesses. J’y pressens, en filigrane, le très profond fossé entre les thaïs ethniquement “purs”, ceux du centre, les héritiers des grands royaumes siamois, la “race élue”, et les autres, les sauvages, les barbares colonisés au fil des siècles, qui restent aux yeux des “élites” de Bangkok, même si ça reste très diffus, des “sous-thaïlandais”, des paysans incultes et bornés, et cela malgré les grands et vertueux discours de réconciliation.
Unifier un pays multi-ethnique, multi-culturel et multi-linguistique a toujours été une préoccupation des gouvernements (et même aujourd’hui pour la junte militaire). Il faut rappeler, pour rire, les délires du maréchal dictateur Phibun, qui gouverna la Thaïlande pendant 15 ans, répartis sur deux périodes (1938 à 1944 et 1948 à 1957). Le bonhomme était un fervent admirateur d’Hitler et de Mussolini. S’étant mis en demeure de moderniser et d’unifier le pays, il avait édicté des trains de mesures qui laissent pantois aujourd’hui. Ainsi, il était interdit de se montrer en public sans chapeau ni chaussures. Dans l’Isan, les paysans étaient passibles d’amende s’ils se promenaient dans la rue vêtus du sarong et du “phakaoma”, la bande d’étoffe traditionnelle nouée autour de la taille. Dans tout le royaume, il fallait porter un costume, et les femmes devaient être habillées à l’occidentale, chemisier et jupe trois quarts. Les slogans en vigueur étaient : “La Thaïlande est un pays élégant et bien habillé”, et “Les chapeaux conduiront la Thaïlande à la grandeur”, mais également : “Porter des robes convenables montrera que nous n’avons pas des esprits barbares comme les sauvages d’Afrique centrale”. Il était obligatoire de manger à table avec une fourchette et un couteau. S’asseoir par terre était interdit, ainsi que se baigner en public ou mâcher le bétel. Pour la nourriture, elle devait être thaïe, ainsi on conseillait de préférer les nouilles au riz, céréale un peu trop chinoise. Mesure très attendrissante, les hommes devaient embrasser leur femme le matin avant d’aller travailler et le soir en revenant du boulot. Y manquer pouvait conduire en prison. Le temps de sommeil était réglementé (entre 6 et 8 heures), Le langage même était codifié. On doit à Phibun d’avoir imposé les “ka” et les “krap” de politesse qui émaillent toutes les conversations. C’est également Phibun qui imposa le cérémonial bi-quotidien de l’hymne national, qui fit passer le début de l’an du 13 avril, jour de Songkran, au 1er janvier et qui changea le nom du Siam en “Prathet thai”.
Les gens de l’Isan, ceux que je connais le mieux, sont évidemment “thaï”, et fiers de l’être. Ils vénèrent leur roi et leur drapeau. Mais ils n’ont pas oublié leurs racines, et ils sont tout aussi fiers d’être des “Luk Isan”, des fils de l’Isan (c’était le titre d’un livre de Kampoon Boonthawee, petite chronique de la vie d’un village de l’Isan, dont on a tiré ensuite un film. Le bouquin a été traduit en français. Il est certainement épuisé, mais on doit pouvoir le trouver en occasion). Le dialecte lao reste encore largement parlé dans les provinces. Le “thaï standard” s’impose bien évidemment partout par le biais de l’enseignement et de la télévision, mais il n’a pas (encore ?) supplanté une langue qui fait de la résistance. D’une façon générale, les gens - et même les plus jeunes, ce qui est bon signe - préservent jalousement leurs traditions, leur culture, leur artisanat, leur gastronomie, et, il faut le noter, ils sont particulièrement imperméables aux cultures étrangères et notamment à la culture “internationale” (c’est-à-dire américaine). Alors que tous les jeunes français ont au moins 95% de variétés américaines ou anglo-saxonnes dans leur baladeur ou leur smartphone, ici, dans l’Isan, personne n’en écoute jamais. Lorsqu’on fait la fête, on passe exclusivement du “mor lam”, ou des chansons locales, mais jamais, au grand jamais, je n’entends la moindre note de techno, de metal fusion, de rap, de funk, de reggae ou autres RnB (et je ne m’en plains pas trop). C’est peut-être différent pour la jeunesse dorée de Bangkok. J’ignore si le concert de Bon Jovi de septembre dernier a rencontré un grand succès, et si Elton John programmé le mois prochain à grand renfort de publicité attirera les foules. Ce qui est à peu près sûr, c’est que les fans qui feront le déplacement depuis l’Isan ne seront pas nombreux. Ici, ça n’intéresse absolument personne…
Cordialement,
PVM