Saül, ce nom étrange, donné dit-on par le fondateur du village, Monsieur Sahul, saint-lucien et chercheur d’or, attise la curiosité. Sur une carte de Guyane, il suffit de poser son doigt au centre du pays pour le trouver, et réaliser à quel point c’est isolé. Aucune route ni aucune voie navigable n’y mène, seuls les airs permettent de goûter à l’isolement amazonien de cette “terre du milieu”, si cher à ses quelques 168 habitants. On vient ici chercher la quiétude, le contact avec la nature, et on les trouve.
Face à la frénésie de notre monde moderne, on sent à Saül le temps s’étirer en déambulant dans le village, en se rafraîchissant dans une crique, ou en écoutant le jour se lever sur la forêt.
L’adage dit que le trajet fait partie du voyage, ici on est servi : sur le tarmac de l’aéroport de Cayenne nous attend notre appareil : 19 places, 2 hélices, et du bruit, beaucoup de bruit. Il faut hurler pour faire part de son émerveillement quant à ce qui défile derrière le hublot : la forêt qui s’étend au-delà de l’horizon, telle un océan vert dont les collines formeraient la houle.
Parfois une floraison dans la canopée, le serpent brunâtre d’un cours d’eau ou d’une piste vient rompre cette illusion.
Du vert donc, avant une courte escale à Maripasoula, dernière bastion “urbain” sur le fleuve Maroni, Far West guyanais regardant droit dans yeux New Albina, le Far East Surinamais, le long de cette frontière liquide, poreuse et légendaire. Le temps de se dégourdir les jambes et d’échanger quelques banalités avec le pilote, nous repartons contempler ce que les mauvaises langues qui n’ont souvent jamais quitté leur confortable canapé surnomment “l’Enfer Vert”. Laissons-leur les plages bondées de la Côte d’Azur, nous arrivons au Paradis : l’avion descend, des arbres, toujours des arbres. On descend, les cimes se rapprochent. Un soupçon d’inquiétude. Enfin on touche le sol, moelleux, le tarmac est une piste de latérite qui mène à “l’aéroport”, une cabane de bois et tôle où toute monde semble se connaître. On récupère ses bagages dans une bonne humeur communicative avant de prendre le minibus qui amène au village. Les plus courageux choisiront le sentier.
Quelques kilomètres un peu chaotiques nous mènent au village. Des images de “Western Amazonien” viennent imprimer la rétine : quelques chahutes de bois et échoppes de part et d’autre d’une bande de terre rouge, le silence perturbé par des cris d’oiseaux ou le passage d’un quad, au beau milieu d’une inextricable forêt. La France ultramarine réserve décidément bien des surprises ; on y retrouvera gendarmerie, poste, église, école, mairie, dispensaire, épicerie, restaurants, et la condition sine qua non de tout voyage réussi : une terrasse où, confortablement assis, on peut s’adonner à l’observation des mœurs locales.
Notre carbet se trouve à quelques minutes du “centre”, au cœur d’un joli jardin tropical, propice à la sieste en hamac. Point de repos cependant : bien décidés à optimiser nos quelques jours dans ce paradis perdu, nous partons pour le Sentier dit “Gros Arbres”, doux euphémisme eu égard au gigantisme de ces seigneurs de la forêt primaire.
Un sentier parfait pour se mettre en jambes : quelques hésitations dues à un panneau tombé et mal remis en place, une cabane ornée de crânes animaux, de la boue, des insectes étranges, des arbres fabuleux, si hauts que les cervicales sont mises à rude épreuve, et les bruits de la forêt. On peut l’imaginer silencieuse, mais la forêt primaire n’est que bruissements, stridulations, cris d’oiseaux, départs en trombe de lézards aux abords du sentier lorsque le pas du randonneur s’approche, voire même parfois grognements, le tout rythmé par l’incessant chant d’alarme à trois notes du piauhau hurleur ou oiseau sentinelle, qui avertit ses congénères et par la même occasion toute la forêt de notre arrivée imminente. Bref nous ne sommes pas seuls, mais un peu frustrés de ne pas voir nos hôtes. Néanmoins, en toute fin de sentier, un énième cri d’oiseau nous fait une énième fois lever la tête : une ombre rouge fait trembler le feuillage avant de s’immobiliser, révélant ainsi la silhouette familière d’un perroquet “Tropico”, ou ara macao. Chanceux donc.
Saül offre même aux randonneurs le luxe d’une cervoise fraîche à l’épicerie locale, malgré un approvisionnement qu’on imagine difficile, ainsi qu’un restaurant faisant la part belle aux produits locaux, notamment le gibier de forêt.
Rassasiés, la nuit amazonienne s’offre à nous. Calés tant bien que mal dans notre hamac (nous ne faisons pas partie de ces gens qui trouvent merveilleux le fait d’être suspendus entre deux poteaux sur un tissu rêche, à moitié moisi et obligeant à de multiples contorsions pour le moindre mouvement), il faut à présent ouvrir bien grand ses oreilles et profiter du chant des insectes voire du cri des singes hurleurs dans le lointain en sentant petit à petit l’humidité gagner du terrain et la température baisser. Une expérience en soi, aussi agréable que désagréable mais assurément inoubliable.
Inoubliable aussi pour les corps qui se déplient difficilement dans la brume matinale. On jette la dose de granulés de “pur arabica” soluble au fond d’une tasse à l’hygiène toute relative avant de faire chauffer la casserole à l’ancienne, scène devenue anachronique sous le règne mondialisé de la dosette, tout en échangeant quelques banalités avec nos acolytes du jour, dont les traits tirés confirment que la nuit en hamac ne mérite pas l’Oscar du confort.
Pourtant il va falloir de l’énergie pour se frotter aux quatorze kilomètres du sentier Roche-Bateau, le plus long et le plus varié des sentiers balisés du coin. Descente puis remontée dans une forêt dense aux arbres immenses, suivis à la trace par d’ennuyeux taons. On pousse sur des muscles déjà à la peine, l’atmosphère est moite, la respiration difficile dans la touffeur amazonienne, quelques héliconias (ou becs de perroquet) viennent rompre l’harmonie des nuances de vert et de brun, dans une pénombre que vient difficilement percer le soleil. De tous petits mouvements devant le pas décidé du randonneur trahissent le saut d’une micro-grenouilles ou la fuite d’un lézard apeuré.
Le sentier serpente ensuite le long d’une crique, perspective rafraîchissante, que l’on traversera via des ponts de singes, toujours dans un clair-obscur d’où surgissent parfois d’énormes rochers sculptés par l’érosion.
Et puis enfin le couvert végétal daigne s’ouvrir un peu au bord de la crique “Nouvelle France”, des rochers plats semblent nous inviter à un pique-nique au milieu des broméliacées et quelques ablutions rafraîchissantes dans l’eau claire.
Toujours difficile de relever sa vieille carcasse après ce genre de pause, a fortiori sous une chaleur écrasante D’ailleurs, nous nous dirigeons vers le lieu dit “Point Chaud”. C’est ici que nous découvrirons les fameux polissoirs amérindiens ; rochers au bord de l’eau sur lesquels étaient affûtées les flèches autochtones.
Les derniers kilomètres s’étirent. Frustration de n’avoir qu’entendu la faune, mais satisfaction d’être arrivés au bout du parcours, les jambes coupées. Bonheur de la bière fraîche, dans ce décor grandiose où le contraste entre la latérite, la forêt et le ciel bleu est fabuleux.`
Les plus courageux remettent un coup de collier pour monter à l’Observatoire du Belvédère, pour profiter du spectacle du coucher de soleil sur le village et la silhouette lointaine des monts Galbao.
Endormissement rapide. Réveil poussif, corps endoloris, mais la forêt qui se réveille nourrit l’âme et nous voulons profiter jusqu’au bout de nos dernières heures dans cet écrin préservé, ce petit bout de France méconnu. Nous partons à l’assaut du Mont La Fumée.
Soleil de plomb, éclairs bleus des papillons morphos. Une petite heure de marche plus tard, au creux du layon des bruissements nous font lever la tête : une colonie de singes hurleurs passe d’un côté à l’autre du sentier à vingt mètres de haut. Instants magiques. Le dernier primate s’arrêtera même à deux reprises pour nous fixer, l’air de dire "Bien joué les gars, vous ne nous y reprendrez plus »…
Galvanisés par cette rencontre qui à elle seule valait le déplacement dans ce bout du monde, nous continuons de nous enfoncer dans la forêt primaire. Ça monte, ça monte, la sueur ruisselle, et des cris stridents semblent se répondre depuis les hauteurs de la canopée : deux paires de grandes ailes rouges se déploient, un couple de aras filent en hurlant trouver un autre nid douillet, loin de nous autres ennuyeux bipèdes. Parti devant, je rebrousse chemin pour conter mon aventure à mes collègues, qui m’accueillent par de grands gestes m’intimant de me taire et de regarder le prolongement de leurs index. Un autre couple de aras chloroptères (ceux dont le plumage est rouge, bleu et vert) se donne à l’objectif, qui n’en espérait pas tant aujourd’hui.
Le retour se fait sur un petit nuage, après la cerise sur le gâteau de ces quelques jours fabuleux, au coeur de l’océan vert.