Sainte-Hélène, une île de légende
Marin et gentleman farmer
« Vous me reconnaîtrez à ma crinière blanche » m’avait écrit Stephen Biggs, le propriétaire de Farm Lodge où je décide d’habiter pendant mon séjour sur l’île. Il est venu me chercher sur le quai du port au volant de sa Rolls-Royce des années soixante, une folie pour le vieux capitaine qui fit venir par bateau sa belle voiture d’Angleterre. Le transport du véhicule lui a coûté plus cher que le prix d’achat de la voiture ! Nous traversons Jamestown ; la route s’élève à flanc de falaises, et il faut parfois s’arrêter pour laisser passer la voiture d’en face.
Bientôt la jetée et le RMS ne sont plus que de minuscules silhouettes, aux à-pics de la roche succède un large plateau luxuriant et des collines en pente douce d’un vert à s’y plonger. Isolée dans un bouquet d’arbres tordus par le vent, Farm Lodge est composée de grandes pièces magnifiquement meublées, et entourée d’un jardin fleuri. Mon hôte m’accueille chaleureusement. Je regarde ce grand type costaud et « bien bâti », l’œil bleu, la peau mate et burinée, le cheveu ondulé. Il est devenu un gentleman farmer, un notable de l’île. Il a roulé sa bosse, navigué sur toutes les mers du monde, et après une dizaine d’années sur le RMS, s’est retiré à Sainte-Hélène.
C’est sur le « ship » comme tout le monde l’appelle ici qu’il a rencontré Maureen, sa girl friend qui partage sa vie. Nul doute qu’il fut un tombeur, et qu’elle fut autrefois une jolie « sainte » qui s’est doucement arrondie. Enfance pauvre à Jamestown avant de se retrouver domestique à Londres où elle a appris à cuisiner divinement. Quand le couple a acheté Farm Lodge, ce n’était plus qu’une ruine. Ils l’ont relevée et rebâtie pierre par pierre. Cette très vieille demeure appartenait naguère aux mêmes propriétaires que Longwood, la maison où fut prisonnier Napoléon. Après la mort de l’empereur, ils ont rapatrié des meubles qui avaient servi à l’exilé comme ce rafraîchisseur à vins ou ce canapé où je prends le thé à présent avec le maître des lieux. Chaque soir, le feu de cheminée crépite et, sur la table en acajou, on dresse l’argenterie et la porcelaine de la Compagnie des Indes.
Texte : Bertrand Deschamps
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