La route de Don Quichotte
Des aventures sous le signe de Dulcinée
Le village d'El Toboso n'est qu'un gros bourg, mais un des mieux préservés de la Manche. Sa réputation a fait le tour du monde. Cervantès le mentionne très souvent dans son livre. En bon visionnaire, il l'avait prédit : « El Toboso sera fameux et renommé pour des siècles. » D'un car de touristes débarque un groupe de Japonais qui visite le Museo-Casa de Dulcinea, à la recherche du fantôme de la fiancée adorée de Don Quichotte. À côté de l'église, le Centro Cervantino abrite la Bibliothèque cervantine : plus de 450 éditions rares du livre Don Quichotte y sont pieusement exposées, écrites en plus de 40 langues. On y remarque des éditions dédicacées par le sud-africain Nelson Mandela, le polonais Lech Walesa, l'égyptien Moubarak, autant de personnalités d'horizons très divers qui attestent d'un intérêt planétaire pour ce livre. Les aveugles n'ont pas été oubliés, il existe une édition en braille.
La route traverse un très beau paysage tantôt horizontal, tantôt bosselé, ponctué de loin en loin par des petits groupes de fermes éparpillées derrière de minces haies. De grands champs cultivés ondulent au gré du relief. Cette campagne espagnole sous un ciel moutonné et printanier entraîne le regard très loin. Quelque chose de particulier, son aspect aride, incite au dépouillement spirituel. Ce n'est pas un hasard si l'essentiel du roman se passe là. Seuls obstacles naturels au glissement du regard vers l'horizon, de petites collines caillouteuses, couronnées par des châteaux forts (comme Belmonte), portent de temps en temps des moulins à vent qui semblent attendre le retour du chevalier errant. De la plaine de Montiel dépeuplée, au Sud, à la plaine herbue d'Aranjuez, au Nord, c'est bel et bien la Manche éternelle, telle que l'a décrite Cervantès, un paysage de l'âme, sévère et ascétique, qui s'accorde pourtant si bien à l'idéal généreux de Don Quichotte. Mystérieux esprit des lieux !
À Campo de Criptana, près de la ville d'Alcázar de San Juan, à Consuegra, plus à l'ouest, des dizaines de moulins à vent ont été restaurés comme des monuments historiques à la gloire de la Manche et de Don Quichotte. Nous rejoignons l'autoroute qui relie Madrid à Séville et nous nous arrêtons à Puerto Lapice, modeste village mais de grande réputation ! Dans le livre, Don Quichotte et Sancho Pança font escale dans une auberge toute simple que le vieil hidalgo confond avec un château. Il y est fait chevalier par l'aubergiste, qu'il a pris pour un grand seigneur. Les boutiques de souvenirs regorgent de figurines, de statuettes, d'objets divers en résine, représentant le célèbre duo du roman. Toujours les mêmes silhouettes reconnaissables au premier coup d'œil : le grand efflanqué sur sa haridelle et le petit gros sur sa mule.
Innombrables sont les panneaux publicitaires, les affiches et enseignes touristiques, les monuments municipaux (statues en fer, en bronze, en pierre, en béton, en marbre…), évoquant l'épopée des deux personnages. À Argamasilla de Alba, une maison abrite le siège de l'association des Cervantistes, groupe international de professeurs, traducteurs et chercheurs du monde entier, tous spécialistes (et jamais d'accord !) de l'œuvre de Cervantès. Après avoir descendu un escalier creusé dans le roc du sous-sol, on arrive en baissant la tête dans une sorte de cave appelée la Cueva de Medrano. Ce lieu obscur aurait servi de cachot à Cervantes entre 1600 et 1603, lors de sa deuxième détention après la prison de la rue Sierpes à Séville. La prison ne donne pas le talent, mais au moins le détenu y aura eu du temps pour écrire.
Dans le livre, Don Quichotte et son écuyer se cachent quelques jours dans une gorge de la Sierra Morena où Sancho pleure la perte de son âne. Dans les lagunes de Ruidera (aujourd'hui parc naturel), Don Quichotte, suspendu au bout d'une corde, explore la caverne de Montesinos. Ce n'est pas le sombre enfer annoncé par Sancho que le vieux découvre, mais un palais en cristal transparent (alcazar) où une sorte de Merlin barbichu délivre ses visions de sagesse au visiteur si attendu. Encore une référence à la quête du Graal !
D'autres lieux, d'autres villages apparaissent au fil des 1 200 pages du livre, preuves que l'auteur connaissait parfaitement cette région de la Manche, limitrophe de l'Andalousie. Il l'avait traversée à cheval par tous les temps, en allant de Madrid à Séville. Est citée aussi la petite ville d'Almagro où Cervantès fit jouer certaines de ses comédies. Le petit théâtre du XVIIème siècle n'a pas pris une ride, enchâssé comme un bijou secret dans de très vieilles halles à arcades. Nul inventaire à réaliser, mais citons encore les bourgs perdus de Tirteafuera, entre Caracuel et Almodovar del Campo, ou de Miguelturra, à « 2 lieues » de Ciudad Real.
Texte : Olivier Page
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