Cambodge - Cham a 32 ans. Il parle quatre langues et plusieurs dialectes locaux. Il est guide dans les montagnes du Mondulkiri. C’est aussi un excellent chanteur. Et c’est justement avec les chansons françaises qu’il a appris à parler la langue de Molière. Portrait.
« Je suis u-ne poupée de cire… u-ne poupée de son… » Nous ne sommes pas en 1965, lorsque France Galle remporte l’Eurovision avec cette chanson écrite par Serge Gainsbourg. Nous sommes dans les montagnes à l’Est du Cambodge. Depuis que le taxi nous a laissé au bord d’une piste, notre guide, Cham, chante à tue-tête les tubes français des années 1960-70.
Ça fait plus de trois quart d’heure que nous marchons sur un sentier fortement pentu, en direction du camp des éléphants protégés par l’association Mondulkiri Project éléphant Sanctury. Et depuis le départ, il n’a cessé de chanter.
Moi qui était venu me ressourcer en pleine nature, me vider la tête et apprécier le silence… Je suis déconcerté. Et déconcentré. La marche n’en est que plus difficile. J’ai l’impression d’avoir emporté avec moi le best off de la variété française. Claude François, Françoise Hardy, Dalida, Charles Aznavour, Joe Dassin, Sylvie Vartan, Johnny Hallyday… Et même Jean Sablon. Qui aujourd’hui connaît encore Jean Sablon ? Toutes les vedettes de la variété des années 1960 à 1970 y passent. Et lorsque Cham commence une chanson, il la chante jusqu’à la dernière strophe. Il les connaît toutes par coeur. Heureusement qu’il a une belle voix et qu’il chante juste : “J’suis l’poinçonneur des Lilas…” (Gainsbourg).
Cham est un type très sympathique. Je ne me sens pas le courage de lui dire de se taire. Je l’aurais vraisemblablement fait, s’il chantait faux. Comment lui dire, sans le vexer, que je n’ai pas fait des milliers de kilomètres pour écouter un concert en pleine nature des anciennes stars de la chansonnette française ? Une ambiance pour le moins décalée qui me gâche un peu la quiétude que j’étais venu chercher dans ces montagnes du bout du monde.
Entre deux chansons, il nous donne quand même, dans un français parfait, des explications sur ce que nous allons trouver dans le village de la minorité Bunong.
Cette ethnie montagnarde loue des éléphants à une organisation non gouvernementale (ONG) écologiste, afin que les touristes puissent les observer en pleine nature. Jamais plus de cinq touristes à la fois pour ne pas indosposer les éléphants. Ce n’est pas un zoo. Une action surtout destinée à éviter aux pachydermes de travailler en forêt en tirant des troncs d’arbres aussi lourds qu’eux. Un travail pénible qui affecte leur santé et réduit leur espérance de vie.
A peine Cham a-t-il terminé son petit exposé qu’il entonne une nouvelle chanson. C’est reparti pour un morceau du répertoire national français. Cette fois, c’est Sylvie Vartan : " Je serai la plus belle pour aller danser ce soir… " Avec nos chaussures de marche pleines de boue, titubant, manquant de chuter à chaque pas et dégoulinant de sueur, je ne pense pas que nous ayons la tenue adaptée pour aller danser.
Ces chansons, je les connais moi aussi. Elles ont baigné mon enfance et mon adolescence. Mais j’étais plutôt adepte des Rolling stones. Je ne connais que les refrains. Lui, il connaît toutes les paroles.
Nous arrivons à proximité du camp des éléphants. C’est le guide qui l’affirme car nous débouchons dans une clairière où les montagnards viennent de brûler un hectare de forêt pour en faire des terres cultivables. Cham donne quelques informations sur le brûlis, cette technique de déforestation et ses conséquences néfastes sur l’environnement et la biodiversité.
A peine a-t-il terminé ses explications qu’il s’arrête et me regarde fixement. Il esquisse un sourire, tend le bras vers les troncs calcinés et se met à chanter : “Allumez, le feu…” Il a le sens de l’à-propos en entonnant une célèbre chanson de Johnny Hallyday, notre rocker national.
Je crois que je vais m’effondrer. Mais finalement, j’éclate de rire. C’est sans doute nerveux. Dans son regard rieur, j’ai l’impression que Cham se dit : " Ça y est, il commence à se détendre le Français ! " C’est vrai que je me décoince devant l’incongruité de la situation. C’est la difficulté de la marche et la chaleur qui m’ont fait perdre mon sens de l’humour. Le problème, c’est que j’ai le refrain de Johnny imprimé dans la tête. Il ne me quittera plus de la journée. Merci Cham !
Encore un petit effort, et nous arrivons enfin chez les Bunongs. Un tout petit village constitué de quelques maisonnettes en bois de tek. Nous faisons une longue pause avant de rejoindre les éléphants qui se trouvent dans la forêt, sur l’autre rive de la rivière, à la sortie du village.
Je me dis que cette situation est suffisamment baroque pour en tirer profit et que je pourrais faire le portrait de cet étonnant guide. Il faut admettre qu’il n’est pas banal ce garçon. Cette pause tombe à pic pour une interview improvisée.
Cham a été élevé chez les Bunongs. Ses parents étaient Khmers, l’ethnie largement majoritaire au Cambodge. Mais il a grandi dans l’un des villages de cette ethnie de montagnards. Il parle donc leur langue et plusieurs autres dialectes locaux dont certains ne sont plus parlés que par quelques dizaines de personnes.
" Le Bunong, est une langue très difficile, précise-t-il. Essentiellement orale, elle n’a pas d’alphabet. Il suffit d’accentuer une voyelle pour changer littéralement le sens de la phrase ". Ça lui a valu de se retrouver parfois en mauvaises situations. " Je faisais un compliment et on a cru que je proférais des insultes. Maintenant, je communique avec les Bunongs dans leur langue, lorsque c’est vraiment indispensable. Surtout avec les anciens qui ne parlent ni le khmer et encore moins l’anglais. Les Bunongs sont sympathique, mais terriblement susceptibles et ils ont la machette facile ".
Et d’où vient cette passion pour la chanson française ? " Le Cambodge, a longtemps été sous protectorat français, rappelle Cham. Les plus anciens parlent encore un peu la langue de Molière, mais elle se perd au profit de l’Anglais. Notre ancien roi, Norodom Sihanouk (1922-2012) qui se faisait appeler « Monseigneur papa », était un véritable francophile. Passionné de culture française, il parlait parfaitement votre langue. Il était aussi amoureux de la chanson française. C’est lui qui l’a importée au Cambodge. De sorte qu’aujourd’hui encore, les radios diffusent toujours vos vedettes de cette époque. Tous les Cambodgiens, même les plus jeunes, connaissent ces chansons et leur interprètes. Elles sont systématiquement reprises dans les karaokés, très populaires ici, et chantées dans les repas de familles ". Incroyable !
Au-delà de sa passion irraisonnée pour ces chansons, Cham a voulu aller plus loin. Joindre l’utile à l’agréable. Grâce à une application sur son smartphone, il a traduit tous les textes de ses chansons françaises préférées, en khmers. " C’est comme ça que j’ai appris les bases du français et beaucoup de vocabulaire. En pratiquant quotidiennement avec les touristes, j’ai fini par parler correctement au bout de deux ou trois ans ".
Si Cham a utilisé la variété française comme support pédagogique, il en a fait de même pour le Thaï et l’Anglais et l’Italien. Résultat, il chante également dans ces langues. Si vous envisagez d’aller faire un tour dans les montagnes de Mondulkiri, vous êtes prévenus.