En descendant l'Amazone

Un rabelaisien sur le rio Negro

Un rabelaisien sur le rio Negro
Nicolas Chalumeau

Nous voilà loin de Manaus à présent, peut-être à 70 km au nord-ouest. Après avoir amarré le bateau au pied d'une rive en terre de couleur ocre, nous gravissons à pied une pente glissante qui mène à un petit plateau où s'étend le gros village d'Acajatuba, constitué de quelques maisons sur pilotis. Une petite église blanche, une école, un dispensaire, et une quarantaine de familles qui reçoivent l'électricité entre 6 h et 10 h du matin, grâce au groupe électrogène. Pauvre et élémentaire, plus que misérable, tel nous apparaît cet endroit paisible. Les gens des rives s'appellent les Caboclos, ils sont le fruit d'un mélange entre Européens et Indiens. Le bourg se tient à quelques mètres au-dessus d'un bras du rio Negro, pour éviter les inondations régulières.

Au café du coin, qui fait aussi boutique de souvenirs, des hommes torse nu, jouent aux cartes à 9 h du matin, en buvant de la bière et en tirant sur des cigarettes. Il fait déjà très chaud. L'un d'eux se lève et me donne aimablement quelques précisions sur le montant des objets artisanaux que je désire acheter au comptoir des souvenirs. Il porte des lunettes rondes comme un artiste du XIXe siècle, et sa corpulence évoque un personnage de Balzac ou de Rabelais. Il est français, s'appelle Christian et vit ici toute l'année. Il me raconte son histoire : après avoir longtemps travaillé dans le show-business et l'industrie du disque, Christian a tout quitté pour aller voir ailleurs s'il n'y avait pas autre chose à tenter, histoire de changer de vie. Lassé des projecteurs et des paillettes, fatigué du stress de la scène et des caprices des stars, il décida un beau jour de racheter une maison flottante en Amazonie, aux portes même de la jungle, pour la transformer en une charmante petite pousada (une pension) sur la berge du rio Negro.

Loin des studios d'enregistrement et des agents artistiques, il reçoit ses hôtes dans une maison simple, mais confortable, amarrée à la rive. A-t-il lu Saint-Augustin, Jean-Jacques Rousseau ou Henry Miller pour se retirer de la frénésie urbaine occidentale ? Cet homme « amazonable » n'est-il pas un double moderne d'Almayer, le personnage du roman La Folie Almayer de Joseph Conrad qui se passe au bord d'une rivière de Bornéo ? Pour arriver à la Pousada del Frances, à la courbe du fleuve, une seule solution : la navigation pendant des heures sur une barque à moteur. Là, les voyageurs retrouvent enfin calme et sérénité, sous l'effet puissant et bienfaiteur de la forêt et du fleuve. Seuls les sots ou les insensibles y ressentiront de l'ennui. « Où que tu ailles, si ton âme t'est étrangère, le monde te paraîtra inhospitalier », disait Graham Greene.

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Texte : Olivier Page

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